Deux reporters, unis par une solide amitié, sont envoyés en mission au Kangaï, petit Etat africain déchiré par la guerre civile
Voilà dix ans que Stéphane Dangels, grand reporter, couvre les conflits armés aux quatre coins de la planète avec Didier Rocher, photographe-cameraman. Stéphane et Didier viennent d’être envoyés au Kangaï, petit Etat d’Afrique centrale déchiré par la guerre civile. Deux journalistes unis par des liens d’amitié, une phrase du Che lancée à la cantonade, un ciel bleu de plomb, un vieux Hotchkiss crachotant brinqueballé sur une piste approximative puis, brusquement, les détonations qui claquent, les corps qui tombent, la confusion d’une embuscade. Dès les premières pages, le tumulte, l’action, cette sorte de ciment indéfinissable qui coule Didier et Stéphane en un seul bloc et, surtout, cette écriture si particulière qui transmue en créature vivante, palpitante, la jungle, la terre, la nature tout entière : Ce pays d’Afrique centrale battait comme un coeur noir posé sur un lit de mousse. Pour peu qu’on tende l’oreille, on l’entendait pulser lourdement, au rythme de la lave et du bois […]
Et pourtant, L’Ombre du Che n’est pas un roman de guerre assorti de quelque valeur documentaire, ni un roman d’aventure assaisonné de combats violents survenant çà et là à point nommé. Par bien des aspects, on pourrait jeter à ce roman la pierre du cliché et du lieu commun mais on réalise très vite que ces ingrédients obligés de certain genre litéraire (l’indéfectible amitié virile, la superbe jeune femme rencontrée loin des champs de bataille et qui pousse au meurtre, le passé douloureux des deux amis) sont convoqués sans être exploités comme ressorts de l’intrigue. Ils s’intègrent à la narration de manière un peu accessoire, comme un fil directeur, une architecture apparente à laquelle on aurait tort de se fier. Car c’est avant tout une succession d’images puissamment brossées, crues ou d’une dérangeante étrangeté, qui organisent le récit. Des images d’une incroyable force évocatrice, qu’elles soient poétiques — le vieux sage dans l’église sur qui se sont posés des dizaines d’oiseaux rouges -, macabres — les descriptions de cadavres, dans tous les états possibles et imaginables ne manquent pas -, ou si étranges qu’elles confinent au mirage — les vieillards aux yeux aveugles, assis en cercle autour d’un poste de télé délabré et portant tous le même T-shirt défraîchi à l’effigie du Che.
Autant de tableaux qui donnent à ce roman une aura fantasmagorique, aura que vient renforcer encore la manière dont est traitée la figure du Che, cette “ombre” qui n’imprime pas sa présence par ses théories politiques mais au gré de visions plus ou moins tangibles — les portraits fanés sur les T-shirts usés, le regard traqué en vain depuis une vielle photo délavée où se tient la mère de Stéphane — qui toutes convergent vers ce sanglant autel vaudou érigé dans la carcasse d’une locomotive abandonnée à proximité d’un site minier. Par-delà les éléments narratifs, par-delà les fulgurances visuelles dont ils sont émaillés, c’est au fond la question du rapport au réel qui est posée — ce rapport qui fonde la démarche des deux reporters. Et c’est probablement cette question que les deux hommes cherchent à résoudre — en vain ? — Stéphane en courant après l’ombre évanescente de sa mère décédée, Didier en chassant l’image à corps perdu et qui donne davantage l’impression de poursuivre un inaccessible signifié que de s’attacher à saisir un signifiant à portée d’objectif.
Faisant fi de toute prétention politique ou philosophique, laissant loin à l’arrière-plan les tenants et les aboutissants d’une guerre dont les maîtres ne sont pas ceux qui la mènent, L’Ombre du Che est avant tout un roman visuel, un récit pictural en quelque sorte, une vaste fresque du chaos et du bouleversement aux teintes déliquescentes de boue et de sang transcendées par des jeux de lumière tout en fureur. Mais après les morts et les décombres, il y a toujours une aurore prête à se lever, un pays fabuleux à atteindre ; peut-être est-ce là le sens à retenir de ce roman si difficile à appréhender.
isabelle roche
Richard Canal, L’ombre du Che, Flammarion, 2001, 334 p. — 15,85 €. |
||