Richard Canal, L’ombre du Che

Deux repor­ters, unis par une solide ami­tié, sont envoyés en mis­sion au Kan­gaï, petit Etat afri­cain déchiré par la guerre civile

Voilà dix ans que Sté­phane Dan­gels, grand repor­ter, couvre les conflits armés aux quatre coins de la pla­nète avec Didier Rocher, photographe-cameraman. Sté­phane et Didier viennent d’être envoyés au Kan­gaï, petit Etat d’Afrique cen­trale déchiré par la guerre civile. Deux jour­na­listes unis par des liens d’amitié, une phrase du Che lan­cée à la can­to­nade, un ciel bleu de plomb, un vieux Hot­ch­kiss cra­cho­tant brin­que­ballé sur une piste approxi­ma­tive puis, brus­que­ment, les déto­na­tions qui claquent, les corps qui tombent, la confu­sion d’une embus­cade. Dès les pre­mières pages, le tumulte, l’action, cette sorte de ciment indé­fi­nis­sable qui coule Didier et Sté­phane en un seul bloc et, sur­tout, cette écri­ture si par­ti­cu­lière qui trans­mue en créa­ture vivante, pal­pi­tante, la jungle, la terre, la nature tout entière : Ce pays d’Afrique cen­trale bat­tait comme un coeur noir posé sur un lit de mousse. Pour peu qu’on tende l’oreille, on l’entendait pul­ser lour­de­ment, au rythme de la lave et du bois […]

Et pour­tant, L’Ombre du Che n’est pas un roman de guerre assorti de quelque valeur docu­men­taire, ni un roman d’aventure assai­sonné de com­bats vio­lents sur­ve­nant çà et là à point nommé. Par bien des aspects, on pour­rait jeter à ce roman la pierre du cli­ché et du lieu com­mun mais on réa­lise très vite que ces ingré­dients obli­gés de cer­tain genre lité­raire (l’indéfectible ami­tié virile, la superbe jeune femme ren­con­trée loin des champs de bataille et qui pousse au meurtre, le passé dou­lou­reux des deux amis) sont convo­qués sans être exploi­tés comme res­sorts de l’intrigue. Ils s’intègrent à la nar­ra­tion de manière un peu acces­soire, comme un fil direc­teur, une archi­tec­ture appa­rente à laquelle on aurait tort de se fier. Car c’est avant tout une suc­ces­sion d’images puis­sam­ment bros­sées, crues ou d’une déran­geante étran­geté, qui orga­nisent le récit. Des images d’une incroyable force évo­ca­trice, qu’elles soient poé­tiques — le vieux sage dans l’église sur qui se sont posés des dizaines d’oiseaux rouges -, macabres — les des­crip­tions de cadavres, dans tous les états pos­sibles et ima­gi­nables ne manquent pas -, ou si étranges qu’elles confinent au mirage — les vieillards aux yeux aveugles, assis en cercle autour d’un poste de télé déla­bré et por­tant tous le même T-shirt défraî­chi à l’effigie du Che.

Autant de tableaux qui donnent à ce roman une aura fan­tas­ma­go­rique, aura que vient ren­for­cer encore la manière dont est trai­tée la figure du Che, cette “ombre” qui n’imprime pas sa pré­sence par ses théo­ries poli­tiques mais au gré de visions plus ou moins tan­gibles — les por­traits fanés sur les T-shirts usés, le regard tra­qué en vain depuis une vielle photo déla­vée où se tient la mère de Sté­phane — qui toutes convergent vers ce san­glant autel vau­dou érigé dans la car­casse d’une loco­mo­tive aban­don­née à proxi­mité d’un site minier. Par-delà les élé­ments nar­ra­tifs, par-delà les ful­gu­rances visuelles dont ils sont émaillés, c’est au fond la ques­tion du rap­port au réel qui est posée — ce rap­port qui fonde la démarche des deux repor­ters. Et c’est pro­ba­ble­ment cette ques­tion que les deux hommes cherchent à résoudre — en vain ? — Sté­phane en cou­rant après l’ombre éva­nes­cente de sa mère décé­dée, Didier en chas­sant l’image à corps perdu et qui donne davan­tage l’impression de pour­suivre un inac­ces­sible signi­fié que de s’attacher à sai­sir un signi­fiant à por­tée d’objectif.

Faisant fi de toute pré­ten­tion poli­tique ou phi­lo­so­phique, lais­sant loin à l’arrière-plan les tenants et les abou­tis­sants d’une guerre dont les maîtres ne sont pas ceux qui la mènent, L’Ombre du Che est avant tout un roman visuel, un récit pic­tu­ral en quelque sorte, une vaste fresque du chaos et du bou­le­ver­se­ment aux teintes déli­ques­centes de boue et de sang trans­cen­dées par des jeux de lumière tout en fureur. Mais après les morts et les décombres, il y a tou­jours une aurore prête à se lever, un pays fabu­leux à atteindre ; peut-être est-ce là le sens à rete­nir de ce roman si dif­fi­cile à appréhender.

isa­belle roche

   
 

Richard Canal, L’ombre du Che, Flam­ma­rion, 2001, 334 p. — 15,85 €.

 
     
 

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