La Bretagne est cette terre en guérilla contre la notion d’enclume et en peine de soutenir l’idée de légèreté. C’est une griserie dingue et douce, comme toutes les contrées dont les légendes forment un cul-de-sac splendide, dont aucun poète ne souhaite s’excaver. On l’aura compris : la Bretagne n’a pas de lien étroit avec la poésie, non parce qu’elle serait belle, ténébreuse ou mythique, et l’autre non. Tout cela est bon pour les chansonniers. Il n’y a pas de relation entre la Bretagne et la poésie parce que ni l’une ni l’autre n’acceptent la transitivité. Elle la substantifie autant que la poésie la configure.
Voilà pourquoi j’aime la Bretagne et la poésie, bien que, je le répète, cette forme transitive soit aberrante, car il n’y a en réalité aucune mise en relation possible entre ces mots qui distinguent cette affirmation. Il faudrait écrire : poésie, Bretagne, moi. Ces syllabes seraient une transsubstantiation totale et infinie (probemo ou siegneoim, par exemple) ; mais conchier du haïku est une façon de conchyliculture d’où la mer s’absente. Je préfère l’image trinitaire : trois en un.
Alors, pourquoi aime-t-on la poésie et la Bretagne, s’il faut utiliser une langue que vous puissiez comprendre ? Parce que la poésie et la Bretagne sont un effet continu de la trahison sans qu’il y ait pour autant une remise en selle du principe de causalité. Dans le fait de ne pas trahir ses idées, d’être permanent dans son être, bref « d’avoir bonne réputation » et d’être égal, il y a cet instinct de troupeau qui veut qu’un homme a, avant tout, « une nature d’instrument ». C’est dans le fragment 296 du quatrième livre du Gai savoir que cette luminosité balaye la cave des théoriciens des systèmes logiques.
Le discrédit du changement est antipoétique et antibreton. Le troupeau juge déshonorant de n’être pas le même toute sa vie, d’être multicolore. Pourtant, les vies réussies ne sont que des élaborations poétiques, un jeu de cache-cache dans les méandres d’un tunnel effondré ; le poète regarde la vie comme on joue à la marchande. Les guerres, l’égalité, la passion historique sont des étincelles pour déficients mentaux, des psittacismes à partir desquels les cases d’aisance, les vespasiennes et les chalets de soulagement constituent la permanence au détriment de l’éternel retour de l’identique qui, comme chacun sait, n’est qu’une hypothèse du grand oui, c’est-à-dire l’acceptation du fait que, si la vie devait éternellement revenir sous les mêmes formules, il faudrait l’accepter en tant que telle.
Utilement, il n’en est rien. Je n’avais, en réalité, pas compris les raisons pour lesquelles j’aimais la science-fiction. Simplement parce que c’est de la poésie. La poésie est l’avenir de la langue. Les mots ne sont déjà plus les mots. Les phrases ont perdu le goût de ces antiquités grecques et romaines. Lire Sang Angleterre Gelée d’Emmanuelle Le Cam est ce saut dans le temps par lequel on se demande : « De quelles limites / sommes-nous rois / qui de nous / organisent un désir / exact ? ». Il y a, indubitablement, en Bretagne, qui est l’avenir de ce qui revient au même, sans être l’absence de trahison, « une vacuité sèche ».
Le Cam déblaye pour nous les gravois de maisons non encore effondrées bien que « salin, l’ai mord / au travers du drap », car la mer est autant notre passé sous l’angle de l’espèce que l’avenir sous la carapace « mutante » de la poésie. C’est pourquoi la Bretagne est un affûteur de lendemain, une mue future que nous faisons semblant d’habiter déjà.
Si la poésie est trahison et anticipation des trahisons, elle est aussi razzia contre les « derniers hommes », ceux qui ont désormais peur de se faire mal en tombant de vélo. « Il me reste le décalque porté / blond, d’une errance aux / cent souplesses. Il me reste, / viking, votre œil. (Au-dessus de moi.) / Cruel toujours de / beauté sans / partage ». La poésie demeure le Viking contre le cycliste casqué. Il sera de plus en plus son adversaire violent afin de se dorer aux « (Friches de soleil / dans univers clos) ».
Comme tout processus ignoré, la poésie revient à « Diviser un pardon / muet, / le distribuer / aux quatre coins / du vide », puisque l’avenir est l’intellection du vide bienfaisant, la fin des anecdotes et des simagrées historiques. Sans la poésie, la vie est un gadget pour tueries. Avec elle, Lannion devient le centre irréfragable de l’amour quand la « Nuit… grimpe / le long / de mon cou / me glisse / à l’oreille / des mots / que je / ne connais / pas ».
Dans ce drakkar, je rencontre de nouveau Olivier Barbarant, qui « du fonds de la nuit appelle / un géant du brouillard / la belle buée de fer abattue dans (ses) draps ». Barbarant est aussi un « gris viking » dont Les partitas pour violon seul accorde Bach avec une Bretagne effacée, grisée puisque « griser c’est faire disparaître ». Comme Le Cam et Alain Le Beuze, Barbarant absorbe les forêts mystiques « ou bien les océans / Enflant de tous leurs bleus / Noieront les rives et leurs falaises / Sous un ciel qui s’ébrèche / Le royaume est la ruine / Tous les chemins mènent au néant ». L’être s’immisce dans ce « troupeau docile / Dans la banalité de la nuit ».
La création poétique, avec ce qu’elle implique d’enroulement tautologique sur soi, résilie au fur et à mesure qu’elle fonde sa propre disparition tout superlatif relatif à ce qui « existe ». Les poètes sont plus que les autres les « piteux archanges de la fin » et les « premiers à vivre / Dans l’imminence du rien » ; non qu’ils aient une relation singulière à la question de l’être, comme un boucher avec ses éclanches, mais ils sont seuls capables d’écrire sur ce qui n’existera plus ou n’existe déjà plus.
La prescience de la fatalité, de l’amor fati, est une tare et cette tare soupèse le créateur qui, sans elle, ne serait qu’un être humain avec ses soucis de remorque pour se rendre à la déchetterie et d’heures supplémentaires. Ces différences entre un humain et un poète servent « de brouillon à l’abîme ». Un créateur ne fait qu’entendre « la cloche d’incendie » tandis que l’humanité endosse le costume du sapeur-pompier pour faire semblant de faire quelque chose.
Les poètes n’ont plus envie de jouer à la dînette ; « il arrive dans l’avant-néant / qu’on promène nos apparences ». L’apocalypse tinte tel un bracelet aérien au poignet. Elle n’a rien d’apocalyptique au fond. C’est comme un pas de côté ou un talus sur lequel on grimpe pour contrecarrer l’idée qu’il n’y aurait pas de sommet. C’est « une île dans le bruit », une façon de silence intégralement neuf, vierge de la dialectique même entre les mots, la fureur et le mutisme.
Barbarant navigue entre ces îlots qui scalpent la mort, laissant le cuir chevelu dans une fondrière et le visage ensanglanté sur un iceberg à la dérive. Dans la poésie, l’apocalypse est une mort tranchée en deux parts égales : d’un côté, la belle syllabe qui s’évapore, de l’autre, le silence qui innove dans un muet bruitage. Sa poésie est une manière de « laver l’ombre » puisque « la vraie vie parie sur le givre ». Ce qui se fait fond. Et même si Barbarant n’évoque ni Bach ni la Bretagne, peu importe… Après tout, la gare Montparnasse, n’est-elle pas un bastion de granit rose où Plougrescant luit comme un faubourg parisien ?
Un des nombreux talents de Barbarant est de ne pas parler de ce dont il parle « comme si la vie partout menacée / trouvait refuge dans la chair ». En définitive, tout est menuet quand les poètes s’élancent.
Le temps est venu où les cœurs s’éprennent. Lire Le Cam et Barbarant attendrit bien des hivers puisque les poètes les décadenassent, permettant au judas du printemps de cligner, l’œil gai derrière la porte blindée, là où l’armurerie a versé dans le fossé.
valéry molet