Thierry Chevillard, Le Cabanon
Un roman court dont la noirceur n’a d’égale que la remarquable densité
La chair-ver
Être confronté à des situations limites est souvent l’occasion de se découvrir soi-même ; être face à la folie des autres, l’observer, revient en général à prendre contact avec la sienne propre – à la sentir grandir puis disparaître ou, au contraire, s’amplifier toujours et s’incruster telle une évidence tumorale. Ce sont là des lieux communs de l’existence et du fonctionnement psychique qui pourraient définir les fondements sur lesquels repose le roman de Thierry Chevillard : après une période de chômage prolongé, Laura, jeune mère célibataire, se présente à un entretien d’embauche pour un poste d’hôtesse téléphonique. Un peu surprise lorsque son employeur lui annonce qu’elle devra entretenir des conversations érotiques avec les appelants, elle décide néanmoins de conserver cet emploi. Contre toute attente, elle devient une des hôtesses les plus demandées. Et très vite, elle pose un regard clinique sur ses « clients » ; elle commence à prendre des notes, à opérer des classifications, à dresser des tableaux… etc. Mais peu à peu, d’étranges hallucinations la submergent, la plongeant dans des accès de délire paranoïde de plus en plus violents qui la mènent jusqu’au meurtre. Les déferlements fantasmatiques par téléphone interposé ont fini par ébranler en elle la forteresse d’oubli qui tenait muré un insupportable secret.
Écrit à la première personne, le roman propose d’emblée un point de vue intimiste, introspectif mais bi-directionnel si l’on veut, adopté à la fois vis-à-vis d’autrui et de l’intériorité de la narratrice. Le « je » du récit vient ainsi adhérer de manière particulièrement étroite à celui du lecteur qui, entraîné dans le psychisme de Laura et de ses clients, plonge dans les recoins du sien. L’esprit rivé sur sa folie caracolant sur celle des hommes – Hommes qui gagnent une capitale initiale, se muant en archétypes de monstruosité tout droit sortis de leur désincarnation téléphonique – la narratrice se regarde sombrer dans le délire avec une acuité sidérante. Et à travers la nature de l’image délirante, de l’ampleur que prend celle-ci – le ver que devient le sexe masculin dans ses représentations mentales, virant au monceau de vermine, métaphore parfaite de la putréfaction – l’on voit que cela équivaut pour Laura à se regarder mourir. Elle assiste à sa décomposition avec la même distance qu’aurait un endeuillé suivant un corbillard. Le rapport symbolique du ver et du pénis est déjà à lui seul un appel à commentaires et il en va de même pour nombre d’éléments narratifs – la trilogie des prénoms Laura, Rébecca sa fille, et Abel l’immatériel ; la maison de la mère ; la manière dont resurgit le traumatisme infantile… etc. Il serait aisé de s’en tenir aux longues gloses à prétention psychanalytique qui affluent derrière ce cortège. Mais l’on est face à une œuvre littéraire qui mérite d’être considérée autrement que par sa thématique et les figures symboliques dont elle regorge.
L’intérêt du roman est aussi ailleurs. Pas même dans la courbe que suit le récit – la dégradation progressive d’une situation conduisant vers la catastrophe – mais dans l’écriture qui lie ensemble thématique, symboles et intrigue. Les phrases simples, généralement assez courtes, induisent un rythme régulier, voire lancinant, qui ne subit aucune variation, ne change jamais quels que soient les événements qui surviennent – hallucinations, meurtre, réactions incontrôlées… comme si tout cela s’inscrivait dans une sorte de fatalité du pire vécue par la narratrice. Tandis que les pics narratifs perturbant le récit se multiplient, le rythme demeure inchangé. La présentation du texte, d’un seul tenant, avec pour seules respirations des blancs typographiques séparant çà et là les paragraphes, est à l’image de ce souffle qui l’anime.
Le Cabanon s’inscrit à merveille dans ce format à mi-chemin de la nouvelle et du roman – la « novella », ou « roman court » – qui autorise la lenteur nécessaire au développement d’un personnage, d’un argument et d’une atmosphère sans pour autant permettre la liquéfaction d’une intrigue s’égarant dans ses propres méandres. Derrière sa minceur et l’aridité de son style, ce texte d’une remarquable densité est un choc. Il y est question de plaisir mais dans ses dimensions les plus torves et c’est au fond la morbidité qui règne en maîtresse quasi absolue. Rien de bien étonnant à cela tant on sait qu’Éros et Thanatos ne se rencontrent guère l’un sans l’autre. Mais ils copulent ici de manière particulièrement crue et violente – « nodalité » noire que l’écriture, blanche presque et comme sans haleine, restitue avec une force inouïe parce qu’elle en respecte l’éprouvante nudité.
isabelle roche
![]() |
||
|
Thierry Chevillard, Le Cabanon, Garance éditions, 2004, 72 p. – 13,00 €. |
||
