Marc Tardieu, Les Antillais à Paris, d’hier à aujourd’hui
Un bel ouvrage qui retrace l’histoire des Antillais et suit le fil des espoirs et des désillusions de ceux qui sont venus en Métropole
Ici et ailleurs : les deux termes de la collection que Marc Tardieu dirige donnent une belle image de son propre travail. Il consiste à étudier comment une communauté donnée peut s’inscrire, se sertir – ou non – et à quelles conditions, dans l’ensemble plus vaste de la France.
L’enquête est ici limitée à Paris, où vivent près d’un demi-million d’Antillais ou de descendants. L’essai retrace leur histoire depuis le passé douloureux de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui. On y trouve aussi le portrait en mots d’écrivains qui chantent leur pays.
Lorsque les premiers voyageurs européens croisent les Indiens caraïbes, ils sont loin de se douter qu’il y aura tant d’écho dans l’histoire. Le lecteur embarque dans le bateau du Capitaine Fleury, dont les propos sont rendus, redonnant quelque chose du regard d’alors. De l’économie aussi, puisque les salons parisiens du XVIIIe siècle prisent le café au lait sucré (le sucre, donc la canne). Naît alors le temps des esclaves. Et en 1685, le tristement fameux Code noir dit que les « Négres » sont des « meubles » : les « marrons » (ceux qui s’échappent) sont recherchés comme du bétail. En contrepoint, le témoignage d’Olaudah Equiano adopte le point de vue de l’esclave. De fait l’esclavage est une question pour les philosophes comme Voltaire et le Bordelais Montesquieu. L’Encyclopédie prend acte de cette hostilité des philosophes envers lui. À l’approche de la Révolution, Brissot fonde sa Société des amis des Noirs. Des créoles viennent en métropole et le plus connu est Dugommier, soldat de ce Napoléon qui épouse Joséphine de Beauharnais. Le mariage est selon l’auteur celui de la métropole et de la cause esclavagiste. Plus que Cyrille Bissette, c’est Victor Schoelcher qui, dans son décret du 27 avril 1848, établit que l’esclavage viole le principe liberté-égalité-fraternité. Hégesippe Légitimus est une autre figure guadeloupéenne remarquable de l’égalité.
Les choses vont vite. En 1931, l’exposition coloniale. Et la plus grande France. En 1920 déjà, Picasso et Matisse s’enthousiasment pour l’art nègre. Il y a le bal nègre de la rue Blomet et les insultantes affiches Banania. Paris découvre la biguine et s’en amuse. En même temps, des revues et des auteurs appelés à la célébrité vont critiquer cela, de Maran à Césaire. Les pages consacrées à la rédaction, en pleine mer, du Cahier du retour au pays natal sont une parfaite réussite de l’ouvrage.
Une ère nouvelle s’ouvre avec la départementalisation de 1946, qui change du tout au tout les rapports entre la métropole et les lointaines îles américaines, pour lesquelles la presse des Français ne semble guère se passionner (il faudra attendre la visite du Général en 1960, où un journal local titrera De Gaulle part, les problèmes de la Guadeloupe restent). Les îles rêvent à la métropole et les premiers métropolitains n’en donnent guère une bonne image. Alors que la question algérienne a fait réfléchir les intellectuels des îles et à mesure que les transports aériens progressent, des structures comme le BUMIDOM organisent le départ.
Dans les années 1960-1970 a lieu l’exil massif vers Paris – donc le travail : l’on y sera, par exemple, aide-soignante, postier, policier, employé municipal. Mais dans des logements loin du rêve. Les associations vont se créer, et la danse, la nuit antillaise vont éclore à Paris. Il y aura des sportifs célèbres comme Zami, Bambuck. Trésor forme avec le pauvre Jean-Pierre Adams la « garde noire » de l’équipe de France. L’Antillais de Paris est déjà entre errance et retour.
La troisième partie du livre va des années 1980 à nos jours. Nous faisons corps avec notre monde. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer chaque chose et dire qu’elle est belle écrivent Bernabé, Chamoiseau et Confiant. En 1988, naît l’éloge de la créolité, un vrai manifeste. La gauche supplante la droite et l’ANT remplace le BUMIDOM. En 1982, un natif des Antilles sur quatre vit en métropole. Des portraits aussi, à mesure que le recul est moindre : Josiane et Léone, les guichetières de La Poste, Chantal la coiffeuse, Lilian le footballeur… désormais membre du Haut Conseil à l’Intégration. De fait, de nombreux sportifs viennent des îles (Pérec, Flessel, Aron). Visages alors, divers comme celui de Gisèle Pineau, de Daniel Picouly, de Patrick Chamoiseau.
Res non verba : qui ne voit grâce à Marc Tardieu qu’il y a loin du rêve à la réalité ? Dans le livre court comme un fil la soif réelle d’une justice sociale. Le fait est entendu, clair, net, précis : la France ne donne pas aux Antillais la place qui leur revient. Ils devraient être des Français à part entière et non des Français entièrement à part. C’est ce qu’ils dirent, lors d’une marche silencieuse pleine de dignité, le 23 mai 1998. Marc Tardieu :
Nous touchons ici à la définition même de l’émigré. D’ici et d’ailleurs, étranger ici et là-bas, toujours dans une altérité, une différence décrétée. Ambiguïté des grands voyages à travers l’Histoire. On ne part jamais entièrement, on ne revient jamais tout à fait.
pierre grouix
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Marc Tardieu, Les Antillais à Paris, d’hier à aujourd’hui, éditions du Rocher, mai 2005, 237 p. – 18,90 €. |
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