Giuliana Kiersz, Lumières blanches intermittentes
La géographie de l’Argentine fonde sans doute un imaginaire particulier : son territoire s’étire sur presque 4000km du nord au sud et presque 1500 km d’est en ouest. Pays de vastes espaces déserts qui invite sans doute au road-movie existentiel. Le cinéma ne s’y est pas trompé à travers de nombreux films où des personnages roulent vers leur destin. Historias minimas de Carlos Sorin pourrait illustrer ces « parcours » humains.
Giuliana Kiersz s’inscrit quant à elle dans l’écriture littéraire de la route. Les trois pièces ( s’agit-il d’ailleurs strictement de théâtre?) qui constituent la traduction française du volume publié dans la collection, théâtre en traduction, d’Espaces 34, sous le titre de Lumières blanches intermittentes, en 2023, s’inscrivent dans l’évocation de cette si longue route sud américaine. La première d’entre elles d’ailleurs porte le numéro d’une route : 502. La deuxième B nomme une ville, comme un point géométrique sur un itinéraire. De la ville A à B et C. Parler des routes, c’est d’abord dire le départ, le désir de s’en aller seul(e), sans savoir quelle sera la destination.
Dans Précipices (502), la voix de l’Autre affirme : « je vais rouler et je vais rouler seule, je vais rouler vite, ailleurs ». B s’ouvre sur ces mots : « Je suis seule. Quelque part sur une route semblable du début à la fin ( …) je suis partie ». Enfin un homme, dans le très bref troisième texte, maudissant sa compagne, qui a tué son chien, s’en va : « J’ai pris la voiture le volant la route le volant. J’ai quitté la ville. »,
La route crée son propre univers, celui de la circulation, du passage, des stations-essence, de la conduite nocturne, des paysages de montagnes, de mer ou de pacages. La solitude du conducteur ou de la marcheuse, qui tisse les récits qui sont la matrice essentielle des trois textes se frotte à d’autres êtres.
502 se présente encore sous une forme dialogique avec des définitions d’entrées de paroles : quelqu’un du passé, l’homme, elle, l’autre. En revanche, dans les autres textes, il s’agit d’une narration à la première personne. Ainsi la narratrice de B va t-elle s’installer chez un homme à vélo, rencontré sur la route et partager, pendant un temps, la vie de la famille (la mère et les deux fils, Herman et Pablo). Le conducteur du troisième volet, lui, va voyager en compagnie d’un chien qu’il a acheté, après son départ. Chien presque humain en vérité.
A aucun moment, l’auteure ne choisit un parti pris totalement naturaliste même si certaines réalités propres à l’Argentine transparaissent comme les nourriture, la musique, une mention unique de Buenos Aires. Il s’agit bien plutôt de fonder un espace mental et poétique sans repères précis. Les titres sans déterminants dans 502 mettent en avant la nature et ses climats (brouillard, précipices, montagnes, feuilles, pierres, pluie, soleil, îles, feu, mer, neige, nuages). Les saisons se succèdent dans B.
Giuliana Kiersz achève ces itinéraires, ces errances en échappant à toute issue rationnelle. Le fantastique devient l’exutoire de ces voyages autant intérieurs que géographiques. La disparition est figure tutélaire. Ce verbe revient dans les deux derniers récits : l’oiseau disparaît dans B et, dans l’ultime phrase du volume, c’est le narrateur en personne qui «disparaît de ce monde » tout comme son chien avant lui. Le narrateur, quant à lui, est absorbé par un trou noir de la tache noire d’une vache…
Etrangeté du monde d’un théâtre aux confins de lui-même.
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marie du crest
Giuliana Kierz est née en 1991 à Buenos Aires. Elle travaille désormais à Berlin.. Elle est également librettiste pour l’opéra. En 2019, elle a fait partie des auteurs mis en lumière de la nouvelle scène argentine, à la maison de l’Argentine à Paris, dans le cadre des Dramatines.
Les textes réunis dans ce présent volume ont été écrits en 2014 pour Le jour où elle dit…., 2016 pour B et enfin 2018 pour 502.
Giuliana Kiersz, Lumières blanches intermittentes , traduit de l’espagnol par Maud Flank, Editions Espaces 34, 2013, 75 p. – 15,00€.