Emmanuel Tugny, Du nombre (Pour un Épiméthée)

Emmanuel Tugny, Du nombre (Pour un Épiméthée)

Réforme et utopie

Il arrive, de temps à autre, qu’un écrivain bifurque, insatisfait des chemins balisés de la littérature. Exit pour un tel auteur la pensée morale ou absconse. Suivant l’art pour l’art de Théophile Gautier, le but de ce livre est  à sa manière révolutionnaire :  « ne parler pas de quelque chose, mais faire parler quelque chose : la langue elle-même » (Luc-Olivier d’Algange). C‘est une histoire jouissive et esthétique que de plonger en son tréfonds vers quelque infini, dont le Nombre donne l’idée la plus précise.

Recommence l’advenu de la langue car sa présence est rendue à elle-même, voire dépositaire de ce que nous ne savons pas encore. L’auteur à sa manière, contre toute régression ou repli, réinvente le monde remontant aux écrit premiers mais aussi à d’autres corpus et évolutions  dans une réinterprétation. Laquelle quitte ce qui devient la fin au profit de divers enjeux et d’immenses mouvements.

Revenant à des philosophes et poètes dont – et entre autres – Aloysius Bertrand, l’auteur ouvre une introspection et un prélude : « Le royaume déchu devient migratoire dans l’antre des mythes où gît ta petite braise, l’attente de soi même. » A partir du romantique, Emmanuel Tugny sort de la nuit « miroir des genèses » où son livre devient « psaume de chair transmuté en lumière. »
Mais si personne ne perçoit encore l’impitoyable clarté de l’aube, l’écrivain offre pour cette clarté son éclairage. Après Ezra Pound, il part du concret pour y revenir, « c’est-à-dire sauver le concret de sa représentation abstraite. » Dès lors, celle ou celui « qui pense après » revient au cœur, à l’essentiel dont la poésie.

Une telle l’écriture creuse, cristallise en ses transparences aigues un univers qui dépasse tout ce que l’auteur a ingéré. Entre dureté et douceur, un monde arrive en métamorphose dont la langue le revalorise  vers un ailleurs. Le tout dans un nouvel esprit utopique dans un « nombre » premier et contracté dont l’après-coup retrouve un mouvement d’une manière préraphaélite.

Avec de telles « vignettes » du Nombre, Tugny complète la question de l’écriture en alliant, jusqu’à l’apogée d’un tel livre, l’ample et le condensé en textes ramassés, ciselés. L’auteur fait naître une vision douce et dure. Sous cette écorce, se découvre une maison de l’être miraculeuse dont « la matière intérieure de la pierre s’est muée sous l’effet d’une chaleur fortuite ».
Aboutit, dans les connaissances rassemblées ici, une partition inédite là où, avec un tel créateur, l’avant nourrit le futur. S’y transforme une forme de révolte mais pour un instinct florissant et un effort intellectuel d’une telle démarche :  « un monde enfin, s’impose, aux paysages peuplés d’étranges créatures – et nous voici ravis, et nous voici comblés. ». Bref, tout est dit.

jean-paul gavard-perret

Emmanuel Tugny, Du nombre (Pour un Épiméthée), Ardavena Éditions, Saint-Malo, 2024, 200 p.

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