Anna Starobinets, Refuge 3/9
Hommage enthousiasmant aux contes russes
Le lecteur français commence à bien connaître Anna Starobinets, après le recueil de nouvelles Je suis la reine et la dystopie Le Vivant, dont j’avais dit ici tout le bien que je pensais. En ouvrant Refuge 3/9, préparez-vous à entrer dans un univers foisonnant, construit par une auteure débordant d’imagination, qui a réussi à mélanger la réalité contemporaine et le folklore slave avec une originalité qui force l’admiration. Tout démarre de façon en apparence réaliste, mais très vite, en faisant alterner deux fils narratifs, Anna Starobinets embarque le lecteur dans une histoire qui le happe par les multiples questions qu’elle lui adresse.
Qu’est-ce qui peut bien relier Marie et « l’enfant » ? La première est une photographe russe, en mission à Paris pour couvrir un salon du livre. Un peu perdue, elle souffre de troubles de la mémoire et son mal-être va de pair avec une irritation croissante envers tout et tout le monde. Il faut à tout prix qu’elle rentre en Russie, mais elle ne pourra le faire qu’au prix d’une métamorphose inattendue. « L’enfant », quant à lui, a fait une chute dans un train fantôme et se réveille à l’intérieur d’un univers qui, à son grand désarroi, relève du conte horrifique : on l’affuble du prénom d’Ivan contre son gré, on veut le faire cuire et le manger, et des êtres étranges et repoussants (telle l’Osseuse, « une vieille bossue répugnante, qui plissait des yeux larmoyants et dévoilait en souriant des gencives violacées luisantes de salive » p. 70 ou l’Immortel, dont les bras et les jambes étaient « quasi transparents tant ils étaient maigres » et « ne cessaient de trembler ». p. 74) cherchent à le dissuader de rentrer chez lui.
Peu à peu, le lien entre les deux histoires se dessine et vient se greffer une troisième ligne narrative, celle de Joseph, un magicien filou emprisonné en Italie, qui veut lui aussi retourner en Russie. Et tout comme Marie, il n’atteindra son but qu’après une transformation qui seule lui permettra d’échapper à la terrible Lucifa, « affublée de cheveux roux tirant sur le rouge éternellement sales », d’un « visage grossier », de « seins tombants », et qui « s’habillait de manière affreuse », exhalant « une odeur de rance », « un relent de corps féminin mal lavé, de vieux parfum et d’autre chose encore. » (p. 321)
Au terme d’une intrigue à la construction remarquable et originale, le lecteur se trouve comme plongé dans l’alambic de la création littéraire. Les personnages nous emmènent jusque dans l’envers du décor, et au gré de leurs déboires, métamorphoses et mort, ils ont révélé toute la palette des possibles – explorés par le roman ou demeurés à l’état de germes.
Au moment de clore son roman, Anna Starobinets se paie le luxe de figurer de façon imagée la postérité de son œuvre : « Ce qu’elle va créer et quand, prophétise le clairvoyant Celui Qui Racontait, Dieu seul… enfin… personne ne le sait. Il n’est donc pas exclu que nous [ses personnages] ne puissions jamais sortir d’ici [le fameux Refuge du titre]. Et que nous y passions l’éternité. » (p. 465) Il serait dommage, en passant à côté de ce livre, d’empêcher ces étranges créatures de sortir du Refuge 3/9 le temps de votre lecture au moins, voire pour toujours en les logeant dans votre imaginaire.
agathe de lastyns
Anna Starobinets, Refuge3/9, Agullo Editions, mai 2016, 469 p. – 22,50 €.