Jack l’éventreur raconté par des gamins des rues, avec les dialogues d’un Yann déchaîné. C’est Jack, Alph’Art 1993 du meilleur album
Il y a beaucoup de rééditions qui passent inaperçues et on ne s’en plaindra pas. D’autres sont l’occasion — pour des lecteurs plus jeunes que d’autres — de découvrir des albums qui n’ont pas acquis le statut de classique malgré leur qualité. L’intégration de Jack dans la récente et prometteuse collection “Les 3 Masques” correspond sans conteste à la seconde hypothèse. Bien sûr le thème de Jack l’éventreur a été magistralement traité par Alan Moore. Bien sûr celui des orphelins de l’Angleterre victorienne a été abordé avec talent par Loisel dans son Peter Pan. Bien sûr… Et bien sûr, Jack n’est pas LE chef-d’oeuvre oublié dont tout critique aimerait à se gargariser. Pourtant, Jack est un album qui se tient fort bien et qui mérite que l’on s’y arrête…
L’album tourne autour de quatre gamins abandonnés à eux-même dans les rues de Whitechapel, le quartier le plus mal famé de Londres. Basil, Victoria, Sâti et Kangourou vivotent comme ils le peuvent. La vente de journaux ou de rats, les représentations burlesques dans les pubs ou encore de menus services rendus aux grands de ce monde leur permettent de manger une fois de temps et temps. Ils ont même l’énergie de s’aimer, de se jalouser et de s’engueuler les uns les autres. Comme quoi tout ne va pas si mal quand on a dix ou douze ans et pas le sou sous la grande Victoria !
Or voilà qu’une fleur du pavé se fait étriper et que le massacre est revendiqué par un certain Jack the Ripper. Une prostituée de plus ou de moins, ça n’émeut pas trop à Whitechapel. Mais quand c’en sont deux, puis trois et quatre alors que Scotland Yard n’aboutit à rien, la rue murmure, et les mômes se frottent les mains : le crime, ça fait monter le tirage des journaux et augmenter leur paye ! Grand spécialiste du quartier, Basil est certain d’arriver à gagner la prime de 10.000 livres sterling offerte à celui qui découvrira l’identité de Jack. Kangourou, de son côté, a une petite idée, mais il tient à sa vie…
En centrant son scénario sur ces enfants de Whitechapel et leurs déboires quotidiens, Yann arrive à nous faire découvrir de l’intérieur comment le prolétariat victorien a vécu l’épisode de Jack l’éventreur, sans jamais verser dans le reportage ou le glauque larmoyant. Là où Alan Moore place le caractère exceptionnel du fait divers au centre de son histoire, Yann nous démontre la violence et la cruauté du quotidien de ces enfants par l’insouciance dont ils font preuve. Les quatre héros ne semblent en effet pas être frappés outre mesure par les actes de barbarie et le cynisme qui les entourent. Bref, un scénario qui mêle habilement une part d’intrigue policière et beaucoup d’humour. Et encore bravo pour les dialogues, cocktail savoureux d’idiotismes français et britons, le tout assaisonné de remarques délicieusement cinglantes.
En matière de dessin, ça concorde. On retrouve ce mélange de légèreté et d’angoisse déjà distillé par le scénario. Le trait est clairement humoristique avec gros nez et autres exagérations, alors que la couleur — directe a priori — est beaucoup plus sombre. Les tons s’approchent des ocres et des briques ; ils sont pleins de ces clairs-obscurs qui caractérisent la city quand elle est plongée dans le fog. Cela donne un résultat formidablement expressif tant pour les visages que pour les ambiances. Pour satisfaire les âmes chagrines, nous pouvons toutefois remarquer que l’enquête du lecteur peut être malmenée par des personnages parfois difficiles à reconnaître d’une planche à l’autre.
Jack est un album touchant et léger. Il traite pourtant d’une histoire tout ce qu’il y a de plus grave mais arrive à ne pas la dénaturer. C’est un livre qu’on a envie de conserver pour le relire une fois de temps en temps… Juste histoire de se dire que la bande dessinée ne se résume pas à des petits mickeys ou des femelles dénudées !…
Martin Zeller
Edith (dessin) / Yann (scénario), Basil et Victoria — Tome 2 : “Jack”, Les Humanoïdes Associés, réédition novembre 2003 (première édition 1992), 12,35 €. |
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