Sains suaires
Suite à une proposition et autorisation des Archives de l’Etat du Valais en 2021, Virginie Rebetez est devenue en quelque sorte une archiviste d’élection en s’intéressant aux dossiers de personnes qui se sont suicidées entre les années 1910 et 1960.
Leurs histoires sont parfois tues mais elles se retrouvent aux archives cantonales. Il y à là des documents non publiques sur la levée des cadavres, les enquêtes policières et aussi des rapports de famille. L’artiste les a nettoyés, photographiés et numérisés.
Poursuivant sa quête artistique très particulière, elle déboite à tous les sens du terme ces affaires d usilence pour les mettre au jour à travers photographies, reproductions d’archives, vidéos et enregistrements sonores. Virginie Rebetez récrit ainsi ces fins violentes. E
lle rappelle par exemple qu’un corps échoué sur le sable émergeait à moitié de l’eau, les pieds sur le sable, les bras en croix, coudes fléchis vers la tête et tourné face contre terre” et d’ajouter : “Il était probablement ouvrier de campagne. Les poches remplies volontairement de sable, il s’est noyé”.
Cela ressemble parfois à des poèmes baudelairiens qui livrent avec une précision nue mais délicate la position exacte du corps, l’inclinaison d’un bras, le fléchissement d’une nuque, etc. Et les vêtements eux aussi sont décrits en détails minutieux, même dans leur grande banalité, jusqu’à la couleur des chaussettes en laine, l’usure et des chaussures cloutées, le textile des chemises.
Une fois de plus, Virginie Rebetez, de la sorte, interroge les rapports entre les vivants et les morts comme les non-dits et l’inexprimable, par le soin de ses mises en récit qui mettent en jeu la photographie.
Elle nous met frontalement dans l’intimité des personnes décédées avec leurs derniers vêtements, les replis de la chair de leurs corps, la position de leur repos final. Existent aussi parfois les derniers mots adressés à leurs survivants. Rien pourtant de voyeurisme morbide ici. Les suicidé(e)s sont révélé(e)s avec une attention réparatrice aux personnes et à leur histoire forcément douloureuse.
Et il n’est pas jusqu’au bruit du nettoyage des documents des 25 cas retenus pour cette expérimentation particulière qui est enregistré. Par exemple, les petites lingettes utilisées pour ce dépoussiérage, sont photographiées par l’artiste et agrandies à l’échelle d’un corps.
D’où cette présence de “suaires” qui ne portent pas les traces du corps, mais d’un récit du décès dans un équilibre subtil entre mise en lumière et respect de l’anonymat. Pudique, curieuse et respectueuse, une telle dépositaire propose une démarche particulière et sincère.
Cadrée par les règlements régissant les pratiques des archivistes, elle se fait adroitement l’intermédiaire entre les morts et les vivants comme pour prendre soin des uns et des autres.
jean-paul gavard-perret
Virginie Rebetez, La levée des corps, La Ferme-Asile, Sion (Suisse), du 3 décembre 2023 au 25 février 2024.