Attachez vos ceintures, car ce quatrième essai pour redonner vie aux deux célèbres héros de E.P Jacobs propose un scénario très dense où maint flash back contraint le lecteur à un minimum de gymnastique intellectuelle. Car cette fois-ci Yves Sente choisit de nous plonger dans la jeunesse de Blake et Mortimer, astuce qui lui permet au passage de relier entre eux de nombreux personnages et albums des aventures précédentes du scientifique écossais et du militaire anglais, toujours en lutte pour sauver la planète.
Trois temps trois mouvements pour cette pénultième péripétie, “La Menace universelle”. Un court prologue se déroulant aux Indes en 1958, un flash-back aux Indes, mais en 1922, où l’on assiste à la première rencontre de Blake et Mortimer. Enfin, retour au temps de l’action du récit, soit Bruxelles, en 1958 pour l’Exposition Universelle qui va être l’objet d’un complot international — avec l’inévitable Olrik, by jove ! — à coups de phénomènes électromagnétiques se déchaînant mystérieusement contre les pavillons des diverses délégations (avec en parallèle quelques écarts vers l’Antarctique, le “6ème continent”, où se déroulera en bonne partie et selon toute vraisemblance la 2de partie de ces aventures).
Dans l’ensemble, la reprise est plutôt bien sentie (je n’ose faire un jeu de mots sur le nom du scénariste…) car l’ambiance fantastique de Jacobs est fidèle au rendez-vous. L’amour de Mortimer pour une belle indienne fille de l’empereur Açoka est au coeur du récit puisque c’est la vengeance atemporelle de ce père mortifié rendant Mortimer responsable de la mort de sa fille qui provoque les catastrophes survenant en 58 à Bruxelles. Mais surtout cette pudique approche de la libido du (futur) professeur est une grande nouveauté en soi dans la série, les émois sensuel ou sexuels des deux héros n’ayant apparemment jamais accaparé leur créateur. Il y a là quasi geste sacrilège, et l’audace mérite d’être saluée car elle est commise au nom d’une volonté de combler les lacunes et les blancs d’une oeuvre produite en pointillés où demeurent de nombreuses zones d’ombre.
De plus en plus à l’aise, Sente se risque à quelques jokes (l’ancêtre du téléphone portable, par exemple : ce contre quoi se recrieront les fans puristes tandis que d’autres trouveront peut-être la chose amusante) et réduit dans le même temps une bonne part des récitatifs chers à Jacobs, même si cette tendance ” lourde ” revient dans la dernière partie de l’album. Les trois parties de l’album sont certes assez inégales, les amourettes de Mortimer un peu trop fleur bleue et la dernière séquence par trop expéditive. On n’adhère guère au demeurant à la ” menace ” électrique lancée par un mouvement terroriste tiers-mondiste de pays ” non-alignés (c’est un peu long, sorry) dont le chef, un Empereur indien revenu de la mort après plus de 2000 ans (eh oui !), a choisi de frapper les pays occidentaux. Cela étant, les cauchemars récurrents de Mortimer sur fond de politique internationale des années cinquante sont assez crédibles et on se laisse embarquer sans mauvaise grâce dans ce foisonnant récit, qui est aussi un voyage-hommage au coeur des exploits de Blake et Mortimer.
On regrettera simplement que, à l’appui du dessin de Juillard qui a gagné en efficacité malgré quelques embardées expéditives dans la seconde moitié de l’histoire, moins soignée, la colorisation laisse à désirer, surtout lorsqu’il s’agit de rendre la veine graphique expresionniste dont Jacobs usait sans compter : c’est un fait que les personnages à la peau sombre, le pauvre Nasir réchappé du Secret de l’Espadon en particulier, ne sont guère flattés dans cet album. Mais la vengeance est un plat qui se mange froid. Comme Açoka, nous avons tout notre temps avant de voir ce qu’il adviendra de nos deux héros dans ” le duel des esprits ” à venir. De quoi lire et relire cet opus à satiété.
frederic grolleau
Yves Sente & André Juillard, Blake et Mortimer — Tome 16 : ” Les Sarcophages du sixième continent” (un ex-libris offert), Blake et Mortimer, 2003, 56 p. — 12, 60 €. |
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