Grégoire Chamayou, Théorie du drone

La ques­tion du drone : guerre irré­ci­proque ou génocide ?

Et si la guerre à venir n’était plus une guerre ? Ou l’était sans l’être ? Ou l’était pour l’un des adver­saires sans l’être pour l’autre ? Peut-on conce­voir une guerre qui serait guerre pour l’un, et en même temps paix pour l’autre ? La guerre pourrait-elle deve­nir un métier de bureau, dans un monde usuel, et pour­tant mul­ti­plier ses ravages dans des pays réels, aussi dévas­tés que loin­tain ? La guerre pourrait-elle deve­nir ici un simple jeu pour nous tan­dis que là-bas les pauvres meurent en vrai ?
Il y a quelque mois parais­sait un ouvrage fort, capable de chan­ger notre image, voire la notion de guerre : Gré­goire Cha­mayou pro­po­sait sa Théo­rie du drone. Son maté­ria­lisme pro­pose de sus­pendre la ques­tion des fins, pour inter­ro­ger direc­te­ment une arme nou­velle, l’ampleur de ses fonc­tions pos­sibles, et donc ce qu’elles révèlent de notre temps.

Le drone per­met une sur­veillance per­ma­nente, puisqu’il est dis­pensé de toute fatigue humaine, et se voit piloté par des équipes au sol, qui font les trois-huit. Ses capa­ci­tés de détec­tion en font l’équivalent à lui seul de l’ensemble des camé­ras de vidéo­sur­veillance d’une ville entière. Par ses fonc­tions de sto­ckage et d’archivage de l’information, il se fait fort de consti­tuer le film inté­gral d’une ville, qui per­met de remon­ter dans le temps pour suivre, au besoin sur plu­sieurs mois, telle per­sonne ou tel véhi­cule. Ses logi­ciels sont capables d’agréger les séquences enre­gis­trées par ses dif­fé­rents cap­teurs (images aériennes, visuelles, ther­miques, écoute inté­grale des com­mu­ni­ca­tions) pour recons­ti­tuer la forme de nos vies, enre­gis­trant nos horaires, nos contacts, toutes nos habi­tudes. Ce qu’il guette et retrans­met, c’est un chan­ge­ment de ces habi­tudes : nou­veau lieu, nou­veau contact, nou­velle ren­contre, qui nous rap­pro­che­rait de tel ou tel nœud d’un réseau déjà iden­ti­fié comme sus­pect. Si ce genre de liens se mul­ti­plient, se recoupent ou se confirment, le sys­tème est capable de vous détruire : il est armé, depuis le 11 sep­tembre 2001, de mis­siles extrê­me­ment pré­cis.
Cha­mayou évoque une « kill list » dont les noms seraient approu­vés, chaque mardi, par la Mai­son Blanche, mais il rap­porte aussi les nom­breux débats occa­sion­nés Outre-Atlantique, y com­pris les argu­ments de théo­ri­ciens qui militent pour l’usage du drone en le consi­dé­rant comme une arme éthique, éco­lo­gique, et par­fois même comme un impé­ra­tif catégorique !

Notre auteur est dis­cret sur le nombre de morts occa­sion­nées. Der­rière ce chiffre omis d’une guerre prête à oublier, un pro­blème demeure. Il est de taille : une guerre irré­ci­proque est-elle encore une guerre ? Peut-on encore nom­mer « guerre » cette rela­tion entre celui qui ne risque rien et celui qui n’a aucune chance ? Ou bien faut-il pen­ser à des mots comme mas­sacre, tue­rie, exter­mi­na­tion ? Le drone serait alors le nou­veau moyen, le der­nier visage du géno­cide. A nous de le pen­ser, et de le juger.
Je ne suis pas sûr que son carac­tère sys­té­ma­tique, ou la pré­ci­sion pré­ten­du­ment scien­ti­fique de son ciblage, soient des fac­teurs atténuants.

jean-paul gali­bert

Gré­goire Cha­mayou, Théo­rie du drone, La fabrique, avril 2013, 14,00 €

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