Comment Molière est devenu une gloire nationale
Si l’exposition « Molière : la fabrique d’une gloire nationale (1622–2022) » à l’Espace Richaud à Versailles a fermé ses portes, on peut toujours s’en procurer le catalogue, magistralement édité par Martial Poirson. Professeur d’histoire culturelle et d’études théâtrales de l’Université de Paris VIII, il est commissaire de cette exposition.
Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, donne une brillante préface, où il relit Molière sous le prisme des notes de Copeau. Ensuite, M. Poirson livre une introduction qui problématise l’ensemble du recueil et les choix faits. L’ouvrage se divise en cinq grands chapitres.
Le premier, « Promesse d’une destinée », s’intéresse à la généalogie de l’homme illustre, et étudie tour à tour le comédien-voyageur puis le directeur de troupe, l’homme de plume et écrivain de plateau, enfin le maître des cérémonies royales : il balaie ainsi l’ensemble de la carrière et de la vie de Molière, de sa naissance à sa mort. En quinze ans, il monte quatre-vingt-quinze pièces et écrit une trentaine de comédies, dont trois suscitent de violentes cabales. Il compose avec les catégories de public de la ville et de la Cour.
Le deuxième chapitre couvre la période de 1673 à 1787 : il montre comment le théâtre hérite de Molière : création d’une « mythologie spontanée », redécouverte du registre de La Grange en 1785, indications du Mémoire de Mahelot… Il étudie aussi comment se met en place la mémoire de Molière, et le droit d’inventaire qui lui fait suite.
À la mort de Molière, aucune publication de ses œuvres complètes n’a eu lieu, aucun manuscrit autographe n’est identifié, et très peu de traces matérielles de son existence sont conservées. Ces lacunes vont laisser place à la création d’un récit édifiant, dont va s’emparer chacun, ce qui va créer une concurrence entre dépositaires autoproclamés de sa mémoire, chacun revendiquant « son » Molière. Le jeu, les décors sont perpétués, allant dans le sens du goût du public. Les penseurs des Lumières débattent de la moralité de son théâtre : dès le centenaire de sa mort en 1773, écrivains, peintres et sculpteurs ont à cœur d’ériger des monuments à sa gloire. En 1787, la Comédie-Française est rebaptisée « Maison de Molière » : naissance d’une tradition.
La troisième section s’intéresse à la genèse d’un culte national : comment, de 1787 à 1871, on s’est emparé de Molière, pour en capter l’héritage. La Révolution rompt avec la dévotion avec laquelle le XVIIIe s. a regardé l’auteur ; on aménage ses textes, ses pièces, on coupe ses racines avec l’Ancien Régime, on recherche davantage de vérité historique dans les costumes, les décors, le jeu.
De manière étonnante, tous les courants politiques, aussi bien légitimistes qu’orléanistes, impériaux que républicains, voient en Molière un modèle fédérateur et consensuel : on fait de lui l’un des piliers de l’identité culturelle de l’État-nation et de son rayonnement.
Le chapitre IV s’intéresse à la « fièvre moliériste » qui s’empare de la République, de 1871 à 1922. D’abord, malgré le positivisme, le scientisme, l’objectivité souhaitée, les illusions biographiques persistent. D’autre part, l’esprit de Molière devient un garant de l’unité nationale, alors que les tensions avec les pays voisins surgissent puis se développent.
Son rayonnement international est aussi source d’influence, et dédouane d’une certaine manière le pays de son entreprise colonialiste par une mission civilisatrice : l’auteur devient la référence imposée et envahit les manuels scolaires, alors même qu’on le réduit au seul comique de caractère. Mais celui qui est érigé en exemple devient aussi la cible centrale, perçu comme le parangon de la culture bourgeoise.
Le cinquième chapitre se penche sur le mythe revisité : « Quand Molière devient populaire : 1922–2022 ». La génération nouvelle d’artistes engagés des années vingt fait redécouvrir un Molière populaire, sous le triple prisme de la palette humaine de ses caractères, de la diversité des spectateurs auxquels il s’adresse, et par les interprétations politiques qu’il suscite : l’auteur est rétabli dans la singularité de sa démarche créatrice, et devient un passage obligé.
Une ligne de démarcation s’installe entre un aspect de théâtre patrimonial, attaché à l’exactitude de la reconstitution historique, et un « théâtre d’avant-garde, attentif à l’actualité d’une œuvre qui résonne avec notre modernité. […] Il devient la matrice d’un ensemble de transpositions artistiques, autorisant déclinaisons et détournements, notamment au sein des industries culturelles et des médias de masse ». Molière devient aussi produit d’exportation : d’abord outil colonial, nous l’avons vu précédemment, il devient moteur d’émancipation, et finalement « une référence partagée d’une littérature mondiale qui s’invente loin de l’hexagone ».
L’ouvrage se complète d’une brève conclusion, d’une chronologie commentée, de compléments bibliographiques.
Après les travaux de Georges Forestier et Claude Bourqui, qui ont tant apporté à la vérité historique et aux origines des créations de Molière, cette exposition, et le catalogue qui l’accompagne, prolongent la redécouverte magistrale de l’homme, de son œuvre et de sa postérité.
L’intérêt essentiel de la démarche de M. Poirson, c’est de s’intéresser à la fabrique de la gloire de Molière : quatre des cinq chapitres sont consacrés à son évolution jusqu’à nos jours, ce qui est un éclairage nouveau et un magnifique apport d’histoire culturelle.
yann-loic andré
Martial Poirson, Molière, la fabrique d’une gloire nationale (1622–2022), Paris, Seuil, 2022, 273 p.- 35,00 €.