Des rêves d’or et d’acier, le premier roman d’Émilie Tôn (née en 1991 à Thionville, diplômée de Sciences Po Paris, journaliste à L’Express), s’ouvre sur la photographie d’un beau jeune homme, arborant le croissant et l’étoile, icônes de l’Islam, et se termine sur les portraits de ses grands-parents paternels.
La caméra-stylo de l’écrivaine entre dans le vif du sujet : fille attachée à la figure du père, elle veut comprendre et reconsidérer comment Liem Tôn, alors adolescent de la minorité musulmane Cham, né pour vivre heureux au Viêt Nam, s’est retrouvé en 1980 transposé dans la Lorraine, ses froids et ses grisailles.
Émilie Tôn retrace la tragique histoire du sud et du nord vietnamiens, la misère, la faim, l’ostracisme à l’égard des musulmans, l’ignominie des soldats et l’obligation de fuir, de tout quitter et de tout perdre. L’écrivaine superpose d’une manière mélancolique et révoltée la chronologie de la famille paternelle.
Les légendes de ce père vietnamien est la carnèle que nous portons gravée sur la chair, comme une deuxième peau, qui s’entrechoquent à des milliers d’autres trajectoires des immigrés.es, qui ont dû accepter avec dignité un travail de misère, ici un emploi d’ouvrier à la fonderie.
Émilie Tôn consigne les faits de la grande Histoire : « (…) les troupes sud-vietnamiennes de l’ARVN sont massivement envoyées au combat contre les Viêt-congs. Pour grossir les rangs de leur armée, ils n’hésitent pas à faire appel aux membres de différentes minorités — les Jaraï, les Êdes et les Chams des hauts plateaux montagneux ne font pas exception. » L’écriture incisive de la jeune romancière ne fait pas l’économie de la douleur. En archéologue, elle retrace l’identité flouée, mais qui perdure, renouant avec les fils coupés de la filiation lointaine.
Des rêves d’or et d’acier est à la fois une généalogie, une ontogénie et une saga de la péninsule indochinoise, faisant mention de la minorité ethnique sunnite Cham, peuple méconnu, « victime des massacres de masse ». L’incise d’un journal de bord tenu à la première personne vient doter la narration d’un aperçu géographique contemporain : « Pas de rizières ni de maisons flottantes à l’horizon : juste un flux continu de motos chargées d’objets en tout genre — courses, poulets en cage, bonbonnes de gaz — et de gens, parfois des familles entières — père, mère, fillette sur le cadran, nourrisson dans les bras. »
La voix de Liêm Tôn résonne à travers celle de sa fille qui couche sur le papier des souvenirs parfois réduits en cendres : « Je marchais sur les cadavres de millions d’hommes et de femmes. » L’autrice relate plusieurs périodes tragiques qui ont accablé le Viêt Nam — outre le colonialisme — les luttes fratricides, les règlements de compte, les exactions du nouveau gouvernement révolutionnaire de « l’oncle Ho », « les camps de rééducation, où professeurs et comptables travaillent jusqu’à l’épuisement. (…), la confiscation de « toutes les terres, y compris le cimetière où reposent les ancêtres de la famille (…) les dépouilles du carré musulman. »
Pensant épouser « un destin hors du commun », Liêm Tôn voit ainsi « ses propres rêves réduits à néant les uns après les autres. » C’est quasiment sous forme d’enregistrement en direct que les lectrices et les lecteurs appréhenderont l’exil inhumain d’un groupe délesté de ses biens, de sa souveraineté. Après les pires atrocités commises — « viols répétés, tortures, exécutions, passages à tabac… » -, le camp NW n° 042, en Thaïlande, ressemble à un camp d’extermination. L’on apprend de façon presque documentaire le déroulé journalier des migrants.es. Ils restent parqués dans un « baraquement en amiante [où] il fait une chaleur à crever [et où] l’isolation sonore est inexistante », familles séparées, prisonnières, gardées et menacés par des milices tortionnaires. L’Islam occupe une place importante, obédience qui unit les membres d’une communauté en péril autour de l’entr’aide et de la charité, se protégeant des pressions des autorités catholiques et de l’enrégimentement des sectes protestantes.
Après avoir vécu le transit, l’incompétence brouillonne des organismes caritatifs, les idéaux de jeunesse et les aspirations à une existence comblée se transforment en cauchemars. Le retour au pays devient le dernier rêve, de plus en plus abstrait au fil des années. « Les réfugiés inspirent de la compassion à la télé et de la méfiance dans la réalité. Ils seront les nouveaux travailleurs immigrés prêts à faire les trois-huit à la place de leurs prédécesseurs, dont la France s’est lassée et qui devront désormais retourner dans leur pays ou vivre dans la clandestinité. »
C’est cet environnement ingrat et très dur que le père de la narratrice affrontera. En revanche, Émilie Tôn certifie pour sa petite cousine (et parlant peut-être d’elle-même) que « Elle est de cette nouvelle génération pour qui tout sera possible. Elle ne connaîtra ni la guerre, ni la maladie, et encore moins la famine. Elle est l’annonce d’une nouvelle étape en France (…) ».
Ce roman est saisissant, empoignant, tant par son ardeur que par l’estime qu’une fille métisse, issue d’une mère française de l’Est, porte à son père extrême-oriental, une part d’elle-même, « un morceau de Saïgon [déposé] sur ce bout d’Hexagone. »
yasmina mahdi
Émilie Tôn, Des rêves d’or et d’acier, éd. Hors d’atteinte, sept. 2022 — 21,00 €.