Poppy Z. Brite, Coupable

Comment une petite gothique à gros cul est-elle deve­nue une des voix les plus cré­dibles du plai­sir homosexuel ?

C’est plus étrange que ce que j’avais imaginé…

J’ai décidé que le Z de mon nom n’est pas une ini­tiale mais un chro­mo­some. déclare Poppy Z. Brite du haut de son mètre cin­quante, dan­ge­reuse et déli­cieuse suc­cube de la lit­té­ra­ture under­ground. Per­son­nage trou­blant, elle semble sor­tir tout droit des pages d’une de ses propres nou­velles. Sa Loui­siane natale lui colle à la peau, bla­farde et odo­rante. La Nou­velle Orléans est un aimant pour toute la déca­dence du monde. écrit-elle, sombre, roman­tique, obsédante…

Impos­sible de détour­ner le regard, je sombre avec volupté sous le charme véné­neux des yeux phos­pho­res­cents de Poppy. En 21 articles, essais, ana­lyses ou chro­niques per­son­nelles, Cou­pable nous invite à son­der l’intimité de l’auteure des romans les plus féro­ce­ment éro­tiques de notre géné­ra­tion. Beauté et décom­po­si­tion y sont indis­so­ciables. Tout au long des pages de ce recueil, elle ouvre aux lec­teurs les cata­combes de son uni­vers, les fas­cine jusqu’à l’extase en les conviant dans les pro­fon­deurs de son âme puis s’enivre de leurs fluides cor­po­rels.

Non, Poppy Z. Brite n’est pas une des vam­pires de Les­tat, une pou­pée à la plas­tique gothique, c’est beau­coup moins simple que ça. Cou­pable, elle l’est cer­tai­ne­ment, mais le ver­dict sera à sa mesure : condam­née à tout vou­loir connaître, à embras­ser chaque démon de l’existence. Dans quel état d’esprit Poppy a-t-elle fêté ses trente-cinq ans, ce samedi 25 mai 2002 ? Vous en aurez une meilleure idée à la fin de Cou­pable, mais ce sera de toute façon plus étrange que ce que vous aurez imaginé.

Lettres de noblesse de la culture underground

A tout sei­gneur tout hon­neur, le recueil s’ouvre sur un his­to­rique com­menté de la déca­dence. Poppy y rend hom­mage à ses arché­types, de Rim­baud à Bau­de­laire, à Dorian Gray, puis elle les entraîne dans une évo­ca­tion de sa chère Nou­velle Orléans bohème pour y dégus­ter opium, absinthe ou haschich. Poppy ne signi­fie pas pavot pour rien ! Huit chro­niques Cou­pable publiées dans le maga­zine Ceme­tery Dance rythment le recueil, lui don­nant son nom. Rédi­gées comme un jour­nal, elles per­mettent de ren­con­trer les amis de l’auteur en les sui­vant dans leurs aven­tures (hé oui, com­ment imaginiez-vous ses amis ? Regardez-les glis­ser des pho­to­co­pies du Fes­tin Nu entre les pages des auto­bio­gra­phies de télé­van­gé­listes dans la librai­rie chré­tienne de Cha­pel Hill ! Ca pro­met d’être inté­res­sant !), Poppy y règle quelques comptes, y pousse quelques coups de gueule. Elle dîne avec Peter Straub, teste de nou­velles drogues, nous laisse lire par-dessus son épaule… Ludiques à lire, elles sont sou­vent cruelles et sur­tout très justes.

Mieux, Poppy révèle ses notes sur la construc­tion de per­son­nages, ana­lyse ses influences lit­té­raires de Ram­sey Camp­bell à John Ken­nedy Toole, à qui elle doit son roman pré­féré, l’incontournable Conju­ra­tion des Imbé­ciles. La chro­nique n° 5 en par­ti­cu­lier ouvre des pers­pec­tives sur les res­sorts secrets de l’écrivain : le besoin de dépas­se­ment des limites, la sym­biose avec ce qui est dif­fé­rent, l’ “Autre”, l’étranger, l’étrange. Vous aurez com­pris que Poppy explore les franges et les limites de sa réa­lité. En pas­sant par la morgue et les ruelles de Cal­cutta, elle y explique pour­quoi il vaut mieux tout apprendre sur ce qu’on aime et sur ce qu’on haït. Extraits de car­nets de notes, coups d’œil cap­ti­vés sur sa biblio­thèque, fan­tasmes cou­chés par écrit. Son hom­mage à William S. Bur­roughs prend la forme d’une lettre effa­rante de féti­chisme, adressé le soir de sa mort au cadavre allongé à la morgue, ne por­tant qu’un cha­peau mou. Poppy Z. Brite conclut cette révé­rence par ces mots : Vous avez contri­bué à créer un monde où ce fan­tasme est pos­sible, et peut-être même publiable. Pas de doute, Poppy est queer.

Jouis­sons ensemble du millénaire

Pleine de contra­dic­tions, explo­rant la tota­lité du spectre des sen­sa­tions, du plai­sir à la dou­leur, Poppy mérite sa répu­ta­tion sul­fu­reuse. Dans un essai consa­cré à l’art dan­ge­reux, elle écrit : En tant que repré­sen­ta­tion, l’art offre une occa­sion de cathar­sis publique, on y aborde des sujets qui nous ins­pirent le plus sou­vent un silence ter­ri­fié. Tout peut donc être repré­senté. Illus­trée ailleurs par des scènes de mort et de démence extraites de clas­siques comme Blue Vel­vet ou Le Par­rain, ou du clip Clo­ser de Nine Inch Nails, cette théo­rie ne couvre qu’un aspect de la poé­sie de la vio­lence à la Poppy Z. Brite. Il ne s’agit pas seule­ment de se confron­ter à ses tabous pour en triom­pher. Il y a la fas­ci­na­tion, l’obsession d’être mise en contexte, la jouis­sance de la trans­gres­sion consciente. A votre avis, com­ment une petite gothique à gros cul est-elle deve­nue une des voix les plus sexuel­le­ment cré­dibles du plai­sir homo­sexuel ? Cer­tai­ne­ment à cause de son mes­sage de tolé­rance et sûre­ment aussi de cette trique fan­tôme qui ne la quitte pas. Celle qui décla­rait être un homme gay pri­son­nier d’un corps de femme n’a tou­jours pas trouvé son iden­tité. Elle ne sait pas qui elle est sur le plan de son sexe, de son orien­ta­tion sexuelle, sur tous les plans. Mais elle a un talent indé­niable pour trans­cen­der sa confu­sion et un goût pour les accessoires.

Repo­sez en perversion

Loli­tas abu­sées, vir­gi­ni­tés à consom­mer sur place, inter­dits ques­tion­nés, expé­riences poly­games, bon­dage et per­son­nages fétiches dépe­cés, ce recueil est Cou­pable de dis­sé­quer Poppy Z. Brite à la vie et à l’écrit. Endu­rer avec elle les affres d’un mal de dos chro­nique qui l’a pous­sée dans la dépen­dance aux anti-douleur, consta­ter impuis­sants l’insensibilité et le manque d’humanité de nos contem­po­rains, zap­per côte à côte pen­dant des heures sur la mort télé­vi­sée en gros plan dans les cho­cu­men­taires, écou­ter le White Album, puis Tom Waits, man­ger des huîtres chaudes vêtues de gode-ceintures, sur­prendre son secret : Il vous est pos­sible de vivre des expé­riences dont le com­mun des mor­tels n’a même jamais rêvé...

Amorale, excen­trique et plus dingue que cou­pable, Poppy a su me prendre par les sen­ti­ments, et si nous nous croi­sons un soir sur les canaux tran­quilles d’Amsterdam, je lui offri­rai un cône roulé avec toute mon estime, pour elle qui ne maî­trise tou­jours pas cet art du fumeur.

stig legrand

   
 

Poppy Z. Brite, Cou­pable (tra­duit par Jean-Daniel Brèque), Au Diable Vau­vert, 2002, 246 p. — 15,00 e.

 
     

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