Notre série d’entretiens avec des écrivains russes ou russophones sur la guerre en Ukraine continue. Sergey Kuznetsov est l’auteur de La peau du papillon (Gallimard, coll. Série noire).
L’entretien qui suit a été réalisé par courriel et traduit du russe.
Entretien :
AdL : Où vivez-vous actuellement ? Depuis quand ? Pourquoi avez-vous quitté la Russie ?
SK : Depuis 2013, je vis en France, mais jusqu’à ces derniers temps, j’allais souvent en Russie. Ma femme, nos deux enfants et moi, nous sommes venus vivre ici pour plusieurs raisons (notamment parce que nous aimons la France et sa culture), mais l’une d’entre elles, c’était que nous doutions que l’avenir de la Russie soit appréciable, et de pouvoir faire quelque chose pour qu’il le soit.
Y retourniez-vous régulièrement avant la guerre ? Avez-vous observé des changements ?
Oui, j’y allais régulièrement et, bien sûr, j’observais des changements, même s’ils n’étaient pas assez considérables pour valoir la peine qu’on en parle. Ce qui était beaucoup plus important, c’était que grâce aux médias et aux réseaux sociaux, j’ai pu observer de nombreuses arrestations, des fermetures de médias indépendants et d’autres formes de répression et de censure. Chaque mois qui passait m’apportait de nouvelles confirmations du fait que nous avions eu raison de considérer que le régime de Poutine n’offrait aucune perspective [appréciable].
Bien entendu, le moment critique a été 2014, lorsque les hommes politiques européens et américains ont permis à Poutine de prendre la Crimée. À ce moment-là, nous avons compris qu’il faudrait un miracle pour qu’on puisse échapper à une grande guerre. Comme vous le savez, il n’y a pas eu de miracle.
Avez-vous des contacts en Russie ? Que vous disent-ils ?
Il va de soi que j’ai beaucoup de contacts en Russie : j’y ai tout de même vécu pendant près d’un demi-siècle. Une partie notable des gens avec lesquels j’étais en contact a quitté le pays ces derniers mois ; ceux qui y sont restés sont en dépression profonde à cause de l’impossibilité de mettre fin à ce qui se passe et de protéger leurs proches comme eux-mêmes des répressions auxquelles tout le monde s’attend. Cependant, la plupart d’entre eux protestent contre la guerre.
Publiez-vous là-bas ou uniquement dans le pays où vous habitez ? Avez-vous eu des problèmes avec la censure russe ?
Mes livres ont continué de paraître en Russie pendant toutes ces années. Pour ce qui concerne les belles lettres, en Russie, à la différence de l’URSS, il n’existe pratiquement aucune censure. La censure concerne surtout les textes journalistiques ; toutefois, jusqu’à une période récente, on pratiquait, en règle générale, l’autocensure, ou bien il y avait des interdictions édictées par les patrons des médias auxquels leurs « curateurs » du Kremlin passaient des coups de fil. Les médias qui publiaient régulièrement des articles propres à susciter le mécontentement du pouvoir finissaient par être liquidés. Après le début de la guerre, on a fermé tous les médias indépendants traditionnels, tandis que les publications en ligne ont été bloquées pour le territoire de la Fédération russe (malgré cela, on peut les lire via VPN).
Pour on ne sait quelles raisons, parmi toutes les sortes de littérature et de divertissements, la censure s’intéressait surtout au rap russe : on interdisait des concerts, on a traîné en justice des rappeurs, certains sont en prison pour de mauvaises blagues faites au cours d’un « stream ». Ce n’est pas surprenant si, après le début de la guerre, beaucoup de rappeurs populaires ont quitté la Russie et donnent des concerts en soutien à l’Ukraine.
La guerre en Ukraine vous affecte-t-elle à distance ? Si oui, comment ?
Bien sûr, elle m’affecte. Mes parents sont restés à Moscou et j’ignore quand je pourrai les revoir : ce que j’écris sur les réseaux sociaux va à l’encontre des nouvelles lois russes et pourrait me valoir jusqu’à 15 ans de prison ferme. En outre, toutes ces années, avec ma femme, la psychologue Ekaterina Kadieva, nous nous sommes occupés de divers projets éducatifs, y compris d’un réseau de « blended learning » pour les collèges, de la Le Sallay International Academy. En ce moment, nous organisons des cours gratuits en ligne pour les enfants des refugiés, qui sont déjà fréquentés par plus de cinq cent personnes. Des enfants ukrainiens étudient gratuitement dans nos écoles, et à partir du mois de septembre, nous avons prévu d’en accueillir davantage, jusqu’à 25–30 élèves, grâce à l’aide financière que nous recevrons. Par ailleurs, nous avons installé environ 30 refugiés ukrainiens dans notre maison de campagne en Bourgogne. Autrement dit, je ne me sens pas « à distance » par rapport à cette guerre.
Et bien sûr, la guerre a changé nos projets pour l’avenir, de même que ceux de nos parents, de nos amis, de nos clients et de nos collaborateurs : ainsi, nous considérons également qu’il est de notre devoir moral d’aider nos employés à quitter la Russie.
Y a-t-il des artistes, des écrivains et d’autres intellectuels qui manifestent leur opposition à la guerre, parmi vos amis et vos connaissances ? Si c’est le cas, comment le font-ils ?
Bien sûr, nombre de mes amis qui sont restés en Russie participent à des meetings et à d’autres formes de protestation. De fait, tous les intellectuels que je connais ont signé telle ou telle lettre ouverte, exprimant leur solidarité avec l’Ukraine et exigeant qu’on mette fin à la guerre. Beaucoup d’entre eux sortent aussi protester dans la rue.
Ainsi, le peintre Sergueï Sitar a suspendu sur le pont de Crimée, à Moscou, un drapeau ukrainien de dix mètres de long (et on l’a envoyé en prison pour 15 jours). Depuis le début de la guerre, on a arrêté, dans la Fédération russe, plus de dix mille personnes qui avaient participé à des manifestations ; la police arrêtait des gens qui tenaient une feuille de papier vierge, une affiche « Non à la guerre ! », une citation de Lev Tolstoï, voire des propos contre la guerre de… Vladimir Poutine. Il existe des cas avérés d’arrestation pour avoir craché sur la lettre Z – le symbole de « l’opération spéciale » de Poutine (il est interdit d’utiliser le mot « guerre » sur le territoire de la Fédération russe).
Comme on peut le voir dans le cas de Sergueï Sitar, parfois, ces arrestations conduisent à des peines de prison courtes – mais l’expérience des protestataires en Russie a montré que parfois, les autorités arrêtent de nouveau les mêmes personnes, au bout d’un certain temps, et les envoient dans les camps pour plusieurs années. Il n’est pas étonnant que même ceux qui ont échappé aux arrestations s’inquiètent : à Moscou, il y a beaucoup de caméras de vidéosurveillance, et le FSB a du « software » qui permet d’identifier les participants aux manifestations sur les vidéos. Dans ces circonstances, les gens qui n’ont pas encore été arrêtés n’ont pas moyen de demander l’asile politique en Europe, du moins pas tant qu’on ne leur a pas intenté un procès pénal. Malheureusement, une fois qu’on le leur aura intenté, ils ne pourront sans doute plus quitter la Fédération russe.
Avez-vous l’impression de pouvoir agir pour la paix ou d’être impuissant dans la situation actuelle ?
J’ai expliqué plus haut ce que je faisais, même si je me demande si l’on peut considérer que je fais cela « pour la paix ». En fait, ce que je souhaite, ce n’est pas simplement la paix, c’est la victoire de l’Ukraine : l’armée russe doit quitter son territoire, y compris la Crimée et le Donbass.
Il va de soi que c’est aux Ukrainiens de décider à quelles conditions ils accepteraient un accord de paix, puisqu’il y a tous les jours des victimes chez eux. Mais à mon sens, il est clair qu’un accord de paix qui permettrait aux troupes russes de rester sur le territoire ukrainien, ce ne serait pas la paix, juste un armistice provisoire, comme disait le maréchal Foch.
Quelle tournure peuvent prendre les événements dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?
Je suis écrivain, certes, mais je ne suis ni auteur de romans fantastiques, ni voyant. J’ignore ce qui se passera dans les jours et les mois à venir. Il est clair que Poutine n’a pas moyen de gagner cette guerre, mais il ne peut pas non plus reconnaître son échec. C’est pour cela que je ne ferai aucun pronostic ; je ne saurais même pas répondre à la question d’un recours éventuel de Poutine à l’arme nucléaire tactique – je crois qu’il est capable d’aller jusque-là.
Avez-vous un message à adresser aux lecteurs, aux journalistes et aux écrivains français ?
J’aimerais dire deux choses en soulignant le lien entre elles. Mon premier message est bien connu : tous les Russes ne soutiennent pas Poutine ; la majorité des Russes qui vivent en France expriment leur opposition à la guerre ; beaucoup de Russes vivant en Russie et travaillant avec des organismes français le font aussi. C’est important de connaître les opinions politiques des gens, au lieu de croire qu’elles sont conditionnées par leur passeport – d’autant que renoncer à son passeport russe implique une procédure assez longue et compliquée.
Mon second message concerne les sanctions. Je suis convaincu que la France doit faire tout son possible pour affaiblir, voire mieux, détruire le régime de Poutine. C’est le seul moyen d’éviter une grande guerre en Europe, qui aurait lieu en dehors du territoire ukrainien, sur le territoire des pays de l’UE et de l’OTAN. La guerre actuelle n’a pu avoir lieu que parce que la réaction [des Européens et de l’OTAN] à l’occupation de la Crimée a été molle à un degré impardonnable.
Ces deux propos ont déjà été tenus maintes fois par d’autres que moi, mais je voudrais dire que les deux sujets sont liés. En règle générale, ceux qui font de la discrimination antirusse, y compris par le biais de la « cancel culture», ce sont ceux qui ne veulent pas s’opposer pour de bon au régime de Poutine – par lâcheté ou, le plus souvent, par cupidité. Un bon exemple, c’est la banque Société Générale : pendant un mois et demi, SG n’a pas vendu sa « fille » [filiale] russe, mais durant cette période, n’en a pas moins bloqué les comptes de ses clients français qui ont des liens avec la Russie – même s’il s’agit d’un compte où il n’y a que quelques centaines d’euros, même si son titulaire vit en Europe depuis un quart de siècle, même si il ou elle a déjà la nationalité française. Certes, il est possible de récupérer son compte en intentant un procès (et de nombreuses personnes s’apprêtent à le faire), mais il est important de souligner que le blocage de ces comptes n’aide en rien l’Ukraine et ne nuit aucunement à Poutine – alors qu’en même temps, la filiale russe de la SG continue de rapporter de l’argent aux propriétaires de cette banque et de nourrir l’économie de Poutine par le biais des taxes.
C’est pourquoi je vous adresse cet appel : renoncez au gaz et au pétrole russes, aidez l’Ukraine en lui livrant des armes et financièrement – libre à vous, ensuite, de vous occuper des Russes qui vivent en France ou qui viennent d’y arriver (s’ils ne soutiennent pas la politique de Poutine, bien sûr).
Gloire à l’Ukraine !
Mort aux ennemis !
agathe de lastyns
consulter notre dossier “De la guerre entre la Russie et l’Ukraine : les entretiens du litteraire.com”