Les chrétiens peuvent considérer que leurs Eglises n’ont pas démérité dans leur combat contre les horribles Idoles totalitaires
Emilio Gentile poursuit ses réflexions sur les religions politiques, caractéristiques du phénomène totalitaire du XX° siècle, avec ce livre consacré aux relations entre les religions chrétiennes et les systèmes totalitaires communiste, fasciste et national-socialiste. Même si tous les courants chrétiens sont étudiés, une place toute particulière est donnée à l’Eglise catholique. C’ est d’autant plus intéressant et nécessaire quand on sait que l’Eglise romaine est la plus attaquée aujourd’hui pour ses supposées compromissions, alors que le protestantisme l’est beaucoup moins. Allez savoir pourquoi…
L’ étude est très dense mais accessible. Elle est nourrie des réflexions, de l’expérience et du savoir de l’auteur. Gentile utilise les très nombreux écrits des contemporains pour construire son raisonnement. Cela nous permet de saisir l’intensité de leurs réflexions et des débats qui les ont opposés, mais aussi la complexité des relations entre les chrétiens et ces idéologies.
Que pouvons-nous retenir de cette étude ?
Tout d’abord que la papauté a élaboré, depuis la Révolution française, une « vision religieuse systématique et cohérente de la modernité » présentée comme anti-chrétienne. La sécularisation – avec tout ce qui l’accompagne – est perçue comme un phénomène satanique qui alimente l’angoisse des souverains pontifes. La modernité devient un phénomène apocalyptique qui menace le christianisme et ses fidèles. Deux de ses fruits se distinguent. Le premier est le communisme. Sur ce point, aucune ambiguïté dans le combat, même si les malheureux orthodoxes ont dû s’adapter et si certains courants progressistes catholiques et protestants se sont laissés séduire. On ne peut s’étonner de la virulence de la lutte anti-communiste quand on connaît le projet d’éradication pure et simple de la religion mené par les communistes, et la violence avec laquelle ils le mettent en œuvre.
L’ autre fruit de la modernité est condamné avec la même clarté : le nationalisme. Gentile décrit fort bien le rejet théologique de cette doctrine qui sacralise la nation, idolâtre l’Etat, le peuple, la race, le sang et finit par provoquer la haine du prochain. L’exaltation patriotique de la Grande Guerre empêche les fidèles d’entendre les messages de Benoît XV. Il n’empêche. Le corps doctrinal ne souffre d’aucune ambiguïté et conduit inévitablement à la condamnation du fascisme et du national-socialisme.
Mais la réalité est complexe. Le régime de Mussolini comme celui d’Hitler ne cherchent pas à détruire les Eglises, mais à les absorber, à les mettre à leur service, à les vider de leur substance à leur profit. Le conflit est donc moins frontal. Cela dit, il existe, et Gentile en apporte les preuves. Il rappelle avec justesse que ce qui compte, aux yeux de l’Eglise, ce n’est pas le régime politique en soi mais sa législation. Ainsi se désintéresse-t-elle de sa nature politique pour se concentrer sur les effets des lois sur sa propre existence.
En ce qui concerne le fascisme, la question centrale, bien mise en lumière par l’auteur, est celle de la compatibilité entre le catholicisme et le fascisme. D’un point de vue doctrinal, elle est impossible. Et c’est à évidence que s’accrochent ceux que Gentile appelle les catholiques visionnaires, comme don Sturzo ou le modeste curé de campagne don Primo Mazzolari. Mais ce courant est minoritaire face à celui qui croit à la possibilité de catholiciser le fascisme. S’y rattachent de nombreux prélats, et le pape Pie XI lui-même, qui ne tarit pas d’éloges sur Mussolini. Pourtant, le combat antireligieux des fascistes – surtout dans le domaine scolaire – provoque dès les premières années du régime un conflit qui va en s’accentuant dans les années Trente.
Avec le national-socialisme, les relations sont plus âpres, du fait de la composante païenne et antisémite du régime. De très belles pages nous éclairent sur les conceptions religieuses d’Hitler, qui apparaît moins antichrétien que bon nombre des hiérarques nazis. Pour autant, « la guerre des deux croix » ne cesse jamais. Le concordat de 1933 ne doit pas faire illusion. Il est « la seule manière de sauvegarder la liberté, les intérêts de l’Eglise de Rome et la foi religieuse de vingt millions de catholiques allemands. » Gentile le confirme : personne à Rome ne se fait des illusions. Mussolini finit même par apparaitre comme « un modèle de modération » par rapport à son alter ego germanique qui lance une guerre contre les Eglises.
D’autres points importants sont à souligner. Le livre rappelle la complexité des politiques menées par la papauté. Celle-ci soutient « le fascisme en Italie, le radicalisme en France, la démocratie en Allemagne », collabore avec le socialisme en Belgique et serait prête à signer un concordat avec les Soviétiques. Ensuite, le protestantisme allemand, il est vrai très divisé, est davantage perméable au national-socialisme que le catholicisme (pour des raisons historiques et nationales). La figure du pape Pie XI domine l’ouvrage. Gentile trace le portrait d’un pape complexe, viscéralement anticommuniste (et pour cause !), qui soutient le fascisme en Italie avec l’espoir de l’adoucir et entre en conflit avec lui à peine les accords du Latran signés. La figure de Mgr Pacelli est hélas ! très absente de l’étude.
Le monde chrétien, dans toutes ses composantes, a élaboré une identique doctrine pour s’opposer à la Bête aux multiples visages. Mais il s’est divisé sur la meilleure attitude à tenir face à elle. Et on ne peut s’en étonner. Les Eglises ne sont pas des corps homogènes, corsetés dans une pensée unique. Leur comportement, celui de l’Eglise catholique face au fascisme par exemple, a pu être « ambivalent » comme l’écrit Gentile. Mais cette ambivalence est davantage due à des analyses erronées sur la manière façon de faire que sur des ambiguïtés de la doctrine.
Pour résumer, en sortant de ce livre, les chrétiens peuvent considérer que leurs Eglises, à de rares exceptions près, n’ont pas démérité dans leur combat contre les horribles Idoles totalitaires.
frederic le moal
Emilio Gentile, Pour ou contre César ? Les religions chrétiennes face aux totalitarismes, Aubier, février 2013, 481 p. - 28, 00 €