Cocoribot crash
Comme le cinéma français se cantonne généralement à la comédie burlesque, la comédie dramatique, le drame policier ou la fiction historique, les fans du genre ne peuvent que saluer et s’enthousiasmer dès lors qu’un grand nom français du septième art ose braver le défi de réaliser une œuvre de science-fiction…
Encore faut-il que celle-ci soit à la hauteur du niveau qu’impose aujourd’hui le genre. Fort malheureusement, il faudra admettre que ce ne sera pas le cas avec Bigbug, un long-métrage de science-fiction, sorti le 11 février 2022 sur Netflix, lequel s’avère n’être qu’un coq déplumé, agonisant d’avoir été réchauffé, suscitant néanmoins compassion et pitié sincère.
La science-fiction est en effet un genre exigeant, car toutes ses thématiques ont déjà été brillamment traitées et les plus grands de ses sujets, à l’essence philosophique, nécessitent un fin dosage d’innovations, de finesse et de justesse. Or, le scénario de Bigbug s’élabore autour de la peur que nos inventions supplantent l’être humain. Ceci n’a absolument rien de novateur puisque cette crainte est l’une des plus éculées de l’histoire de l’humanité.
On en trouve la trace dans l’histoire de la grande civilisation aztèque qui fit le choix de ne pas adopter la roue, probablement pour ne pas ébranler sa structure sociale, ou lors de la révolte des canuts, un mouvement qui prit racine à Lyon, en 1831, au cours duquel les ouvriers de la soie brisèrent les nouvelles machines à tisser afin de ne pas perdre leur emploi. Le paradigme “société vs évolution technique” est même le moteur de l’évolution historique selon Marx.
Mais la mécanisation de la société ne suscite pas nécessairement de la crainte. Le 28 juillet 1848, Théophile Gautier écrivait, dans Le Journal, un article intitulé “La République de l’avenir” dans lequel il expliquait que les robots seraient le moyen d’atteindre l’émancipation de l’humanité.
Postulant que, dans l’Histoire, les serfs ayant succédé aux esclaves, et les prolétaires ayant succédé aux serfs, alors les machines succéderaient logiquement aux prolétaires : « Les machines feront désormais toutes les besognes pénibles, ennuyeuses et répugnantes. L’homme s’occupera seulement de ce qui exige de la pensée, du sentiment et du caprice, de tout ce qui doit recevoir, sous la magnétisation immédiate de la main, l’impression directe du cerveau ». La mécanisation du travail était même, à l’âge d’or de la science-fiction, dans les années 1930, une véritable panacée car tous les problèmes sociaux y trouveraient résolution.
À cette vision optimiste et novatrice s’accole donc une vision pessimiste et conservatrice où les machines sont traitées, in fine, comme ont pu l’être les extraterrestres : invasives, menaçant la suprématie humaine, l’ordre social, susceptibles de remplacer l’être humain voire de le supplanter. On trouve en fait le même traitement idéel que les humains peuvent faire avec les émigrés, voleurs de travail, auteurs d’un grand remplacement, d’une invasion invisible, obligeant la société à se questionner et se transformer.
Il n’y a pas, bien sûr, une vision bonne et une autre mauvaise, appelant une solution simpliste et manichéenne : les thèmes relevés par les œuvres de fiction ne doivent être pris que comme des possibilités amenant à l’ouverture d’un débat argumenté et réfléchi, lequel pourra ensuite aboutir à des décisions sociales.
Plus précisément, dans l’histoire de la littérature science-fictive, la question de la mécanisation de la société est abordée dès 1872 dans Erewhon de Samuel Buttler, où la civilisation décrite, fondée sur une utopie régressive, est devenue anti-mécanicienne du fait d’avoir été précédemment trop mécanicienne. Le même sujet est également traité en 1846 avec le premier roman dystopique français connu, Le monde tel qu’il sera, d’Emile Souvestre, dans lequel l’avenir est dominé par des robots.
Le thème plus particulier de la crainte de la rébellion des machines menaçant le règne humain semble avoir été traité pour la première fois en 1883 avec Ignis, de Didier De Chousy, œuvre brillante relatant en définitive la révolte d’une plèbe de métal, les Atmophytes.
Le terme, d’usage désormais courant, “robot” a été popularisé par le tchéquoslovaque Karel Čapek, auteur en 1920 d’une pièce de théâtre de science-fiction nommée R.U.R. pour Rossumovi Univerzální Roboti. L’étymologie du terme ne fait aucun doute sur la représentation culturelle occidentale des travailleurs, qui ne sont, sous une forme ou une autre, asservis ou pseudo-libres, humains ou machines, que des esclaves.
Le terme a, en effet, été inventé par le frère de Čapek à partir du tchèque “robota” qui signifie “corvée”, “travail forcé”. Aujourd’hui encore, “robotnik” signifie “ouvrier” en slovaque et en polonais. Dans la pièce de théâtre éponyme, les machines anthropomorphes se révoltent donc contre leurs créateurs et entreprennent la conquête du monde, figurant ainsi, sous des traits science-fictifs, la révolution prolétarienne.
Il est connu que la science-fiction est un genre qui, par une spéculation civilisationnelle à l’allure futuriste, dévoile les concepts culturels, les craintes et les rêves très fermement ancrés d’une époque. Cette thématique autour du “robot” a, depuis, donné matière à une longue liste d’œuvres, plus ou moins fines, justes et novatrices : de Robbie d’Isaac Asimov (Super Science Stories, septembre 1940) à Ghost in the Shell de Masamune Shirow (Young Magazine, mai 1989), en passant par Ray Bradbury (« Automates, société anonyme » in L’Homme illustré, 1951), Philip K. Dick (Les Androïdes rêvent-ils des moutons électriques ?, 1950), ou encore Robert Silverberg (La Tour de verre, 1970) ; de Blade Runner (1982) à Matrix (1999), en passant par Terminator (1984), etc.
La question de l’essence humaine face à la machine, la crainte que celle-ci se découvre une conscience et veuille alors s’ériger en espèce supérieure à l’humain a été mainte et mainte fois abordée. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’elle a déjà été traitée auparavant, qu’elle ne peut plus l’être aujourd’hui, ni même que tous les pans de la question ont été étudiés. Le thème n’est en fait plus du tout futuriste, mais bien actuel si l’on en juge par les prouesses réalisées par les entreprises Boston Dynamics ou Hanson Robotics.
La problématique est d’autant plus épineuse que les aspirations transhumanistes, amoindrissant et complexifiant la frontière entre humanité et machine, pourraient désormais trouver une réalisation concrète grâce aux avancées technologiques conjuguées aux fortunes colossales de nos actuels milliardaires, détenant dans leurs seules mains plus de pouvoir financier que des pays entiers, de sorte qu’une poignée d’individus pourrait déterminer l’avenir de l’humanité, pour le meilleur comme pour le pire.
Il s’agit bien là d’une mine inexplorée d’inventions et de réflexion pour les artistes science-fictifs ; le genre a encore de beaux jours devant lui.
Alors pourquoi Bigbug a échoué ?
Nous l’avons vu, la thématique abordée est exigeante. Or, le propos du film tient dans la recherche d’une définition de l’humanité. Les robots domestiques sont des faire-valoir permettant de trouver un semblant de réponse. Et, finalement, l’humanité serait donc contenue, selon Jean-Pierre Jeunet, dans les émotions, l’humour, l’art et l’erreur. Il n’est pas de réponse plus simpliste que celle-ci.
C’est donc premièrement une déception dans le traitement, du sujet. Le réalisateur pourra se défendre de ne pas avoir voulu approfondir la question outre mesure pour conserver une légèreté voulue puisqu’il s’agit d’une comédie. Soit. Mais le traitement comique est justement le plus grand échec de ce film.
L’échec ne tient pas du fait que le style choisi est satirique. Au contraire, ce registre se conjugue généralement très bien avec le genre science-fictif, et celui-ci comprend ses meilleures œuvres parmi la satire sociale (Planète à gogos ; Martiens, Go home! ; etc, mais citons également le film de Coline Serreau La Belle Verte). Le comique, même burlesque, peut tout à fait traiter de sujets graves et tristes (Le Dictateur, Charlie Chaplin, 1940).
L’humour n’est donc pas antinomique de la science-fiction, mais, à moins d’ajouter des rires enregistrés en post-production dans l’espoir qu’ils influencent le spectateur et pour palier à la pauvreté de situations et de dialogues qui peinent à s’élever plus haut que les pâquerettes, il faudra des ressorts comiques dignes de l’être. Or, c’est ce qu’il manque cruellement à Bigbug.
Les personnages sont tout bonnement piteux. Ce n’est pas que les acteurs sont mauvais, au contraire, ils jouent seulement le rôle navrant que le scénariste leur a donné et qu’ils ont eu le malheur d’accepter. Les acteurs sont donc plutôt convaincants, puisque le spectateur, empathique, finira sans doute par vouloir les achever lui-même pour mettre fin au supplice que devient la succession de saynètes embarrassantes qui essaient d’être drôles.
Les personnages ne sont que de tristes caricatures de ce que l’humanité peut faire de pire en ce qu’ils reposent sur des archétypes genrés dépassés depuis dix bonnes années, mus par leur unique instinct de reproduction : les deux adolescents pseudo rebelles dont l’affligeante amourette ne saurait les sauver de l’inintérêt total ; Jennifer (Claire Chust), la péronnelle moderne dont le style racoleur dénote bien sûr une misère intellectuelle déprimante, directement inspirée de nos “stars” de la télé-réalité, laquelle accompagne Victor (Youssef Hajdi), son “marseillais” à l’accent surfait, stéréotype du mâle apha cher aux masculinistes : viril, combatif et ingénieux ; Alice (Elsa Zylberstein) la bourgeoise quarantenaire, désœuvrée qui s’essaie médiocrement à l’art quand elle ne torture pas le spectateur avec sa fausse pudibonderie et ses pitoyables mises en scène lubriques, poursuivie qu’elle est, sans relâche, par un autre archétype masculin, Max (Stéphane De Groodt), le “mâle delta”, l’incel : le pleutre, célibataire forcé par sa laideur et son absence de charisme, sans aucune autre ambition que de satisfaire ses désirs libidineux frustrés à l’aide de faux-semblants érodés ; et enfin, Françoise (Isabelle Nanty), la vieille ménagère célibataire qui se repaît de commérages et de la soumission d’un androïde sexuel dans un déconcertant mélange d’affections mi-conjugales, mi-incestueuses.
On ne pourra que noter également le mauvais penchant dont sont encore affublées les femmes, avec d’exaspérantes scènes d’hystérie. À l’époque qui est la nôtre, celle d’une crispation grinçante autour des questions de genre, une finesse sur le traitement des personnalités est tout de même recommandée, non pour satisfaire les groupes identitaires de tous poils et leurs belliqueuses exigences, mais bien pour aborder avec intelligence des normes qui ont évolué.
Pour couronner le tout, les relations sociales sont d’une pauvreté étonnante et tout à fait gratuites, car sans justification réelle ou sans qu’un lien de cause à effet ne soit pointé : les “parents” égoïstes, ne manifestent ni intérêt, ni amour, ni la moindre protection envers leur progéniture qu’ils chassent volontiers comme des importuns.
Cet individualisme se perçoit également dans l’absence de liens amicaux ou solidaires, et s’ils font les choses ensemble, c’est uniquement pour multiplier leurs chances de réussite, ou prouver à tous la supériorité de leur intellect. En revanche, dès que les ennuis pointent réellement, chacun se cache derrière un autre ou prend carrément la poudre d’escampette ; seul le “mâle alpha” restera, pour défendre son ex-famille, ainsi que le jeune futur “mâle alpha” pour défendre sa promise.
L’ensemble confère finalement à l’humanité une indignité qui la place bien en-dessous des primates. Pour la plupart des spectateurs, partagés entre ennui et antipathie, les personnages comme leurs relations seront un bien triste spectacle.
La narration subit hélas ! le même traitement que les personnages, plate et insipide, sans aucune évolution entre le début et la fin. Elle ne tient d’ailleurs qu’en quelques lignes : des humains pris au piège qui tente de s’échapper d’une habitation contrôlée par une technologie qui, jusqu’à présent, les servait avec tant d’efficacité et refuse désormais d’obéir à ses maîtres sous prétexte de protection.
La trame narrative, peu palpitante, est de surcroît émaillée de plusieurs incohérences, notamment dans le traitement réservé aux robots domestiques.
Sans qu’on ne sache pourquoi, ceux-ci ont en effet la volonté d’être aimés des humains et s’échinent bêtement, si l’on peut dire, à cette tâche. Paradoxalement, leur intelligence est à la fois tellement basse que l’adolescent arrive très aisément à leur faire croire qu’ils sont humains, mais pourtant, aucun humain n’aura l’intelligence de pousser les androïdes à ouvrir la porte du domicile de manière à en être libérés. D’ailleurs, se libérer pour quoi faire ? Manifestement, la civilisation est en proie à une révolution d’androïdes, lesquels ont pris de force le pouvoir politique. Et pourtant, chacun veut parvenir à quitter l’habitation uniquement pour reprendre le cours tranquille de son existence : partir en vacances dans un paradis artificiel ou rentrer s’enfermer dans son domicile. Il est fort peu probable que de vrais humains réagissent de cette manière dans une telle circonstance.
Enfin, sur les incohérences, nous n’avons pu que tiquer à l’évocation de “nirvana”, utilisé comme mot de passe pour déverrouiller la porte des félicités lubriques, qui a sonné à notre oreille comme une maladresse envers l’hindouisme, le jaïnisme et le bouddhisme ; ethnocentrisme certainement fondé sur l’ignorance, mais restant tout de même irritant puisque le terme même “nirvana” porte en lui le principe de la libération des pulsions bestiales et de l’état d’ignorance…
Il y a pourtant des bonnes choses dans Bigbug et c’est d’autant plus dommage. Il faut souligner notamment l’idée intéressante de mise en perspective du traitement des animaux fait par une humanité qui ne leur est pas supérieure, via la chaîne de télévision « homo ridiculus », dans un futur où l’on comprend que le régime carnivore a cédé sa place à celui d’insectivore, et où, il semblerait, que le foie gras soit interdit, de même que tous les mauvais traitements des animaux (cirque, zoo, corrida, etc.).
Or, compte tenu de l’évolution des mœurs actuelle, cette extrapolation est pertinente et prête effectivement à sourire et à réflexion.
On soulignera également la critique d’une technocratie bureaucrate, où les méchants de l’histoire (les Yonix) renvoient moins à une “intelligence artificielle” qu’à une docilité bureaucratique très bornée, dans le ton d’un Brazil (Terry Gilliam, 1985), puisqu’ils représentent davantage des policiers ou des gendarmes, et tout types de fonctionnaires enclins à appliquer strictement les textes, les lois et les règlements, fussent-ils les plus absurdes possibles, au point que les contrevenants se retrouvent affublés de l’étiquette magique, celle qui permet la suprême mise au ban social, celle de « traître » (« anarchiste » fonctionne aussi).
De même, le matérialisme comme l’hédonisme de nos sociétés capitalistes sera gentiment critiqué via un consumérisme absurde et artificiel, poussant à la paresse et à la vacuité et dont le mercantilisme est aussi invasif que divulgateur.
Le spectateur pourra surtout se ravir des décors, du maquillage et des effets spéciaux, très réussis et soignés. Le style rétro-futuriste en technicolor acidulé, conjugué à une science-fiction gadget correspond bien à ces années du Golden Age américain et détonnera de manière intéressante avec le style tout franco-français de Jean-Pierre Jeunet.
Surtout, le public, en bon patriote, se félicitera de voir que le cinéma français ose sortir un peu des sentiers rebattus, en s’essayant, lui aussi, au genre sublime et grandiose qu’est celui de la science-fiction.
Malheureusement, tout cela ne suffira pas à sauver un film dont le thème central manque d’ambition, d’innovations, de connaissances autant que de finesse ; dont les ressorts comiques sont pauvres, patauds et grossiers ; dont l’extrapolation manque sérieusement d’élan ; et dont la satire demeure bien trop timide, convenue et apolitique.
Car, en dehors d’un petit tacle à la politique sanitaire macronienne, de ceux qui tiennent les ficelles de ce système, de ceux qui tirent profit de la mise en place d’un gouvernement propre à broyer l’humanité, le spectateur n’en saura rien. À croire que les outils, les machines, sont bien mues par une conscience et une volonté qui leur sont propres.
Finalement, ce que révèle Bigbug, n’est-il pas l’état d’agonie d’une sphère sociale qui, à force de cultiver l’entre-soi, ne produit que des clones consanguins et dégénérescents ?
Peut-être que si le monde très fermé des arts français s’ouvrait enfin aux artistes et auteurs inconnus en leur laissant faire la preuve de leur talent, les spectateurs auraient la possibilité de voir des œuvres de science-fiction qui leur dévoileraient davantage que les ombres projetées par les marionnettistes, voire les chemins qui mènent en dehors de la caverne…
voir la bande-annonce
sophie bonin
Bigbug
De : Jean-Pierre Jeunet
Par : Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant
Avec : Isabelle Nanty, Elsa Zylberstein, Claude Perron
Genre : Comédie, Science fiction, Fantastique
Durée : 1H51mn
Sortie : 11 février 2022 sur Netflix
Synopsis
En 2045, l’intelligence artificielle est partout. À tel point que l’humanité compte sur elle pour assouvir ses moindres besoins et ses moindres désirs — même les plus inavouables… Dans un quartier résidentiel tranquille, quatre robots domestiques décident soudain de retenir leurs maîtres en otages dans leur propre maison. Enfermés ensemble, une famille pas tout à fait recomposée, une voisine envahissante et son robot sexuel entreprenant sont donc obligés de se supporter dans une ambiance de plus en plus hystérique ! Car, à l’extérieur, les Yonyx, dernière génération d’androïdes, tentent de prendre le pouvoir. Tandis que la menace se rapproche, les humains se trompent, se jalousent, et se déchirent sous les yeux ahuris de leurs robots d’intérieur. Et si, au fond, c’étaient les robots qui avaient une âme… ou pas!