Marie-Pierre Rey, Le premier des chefs: l’exceptionnel destin d’Antonin Carême

L’Empe­reur de la gastronomie

On se sou­vient du jeune Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir, qui cache un por­trait dans un tiroir de sa table de che­vet : ce qu’on croit être un por­trait de femme est en fait celui de Napo­léon Ier, qui est son idole. Anto­nin Carême affiche la même admi­ra­tion pour l’Empereur, et déve­loppe la même opi­niâ­treté : s’élever, seul, par la force de son cou­rage et de son cha­risme, pour par­ve­nir, en quinze ans, au plus haut de la gloire gas­tro­no­mique, et deve­nir le chef reconnu de Tal­ley­rand, d’Alexandre Ier, du Régent futur George IV, de la prin­cesse Bagra­tion, des Roth­schild…
Étrange des­tin, en effet, que celui de Marie-Antoine Carême, dit « Anto­nin » : aban­donné par son père trop pauvre pour le nour­rir, il devient en moins de quinze ans le pâtis­sier ayant pignon sur rue à Paris, puis, en cinq ans encore, le chef prisé, recher­ché par toutes les cours européennes.

Marie-Pierre Rey, ancienne élève de l’ENS, est pro­fes­seur d’histoire russe et sovié­tique à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et direc­trice du centre de recherches en his­toire des Slaves, de l’Institut Pierre Renou­vin. Dans cet essai, elle s’attache à res­ti­tuer, par­fois à l’aide d’archives inédites, dont celles pri­vées de la famille royale d’Angleterre, la vraie image de Carême : pas celle qu’il a sou­haité lais­ser de lui-même dans ses notes, ses confi­dences et au fil de ses nom­breux ouvrages, ni celle que la pos­té­rité a su lui tra­cer (il existe déjà plu­sieurs bio­gra­phies), mais bien celle qu’un réel tra­vail scien­ti­fique d’exégèse et de com­pa­rai­son des sources per­met de réa­li­ser.
Ainsi l’auteure cherche-t-elle à retra­cer le des­tin de Carême, à éva­luer son rayon­ne­ment et son influence, et fina­le­ment à le faire revivre au plus près de docu­ments aujourd’hui disponibles.

La pre­mière par­tie, « Une tra­jec­toire hors du com­mun », s’intéresse aux condi­tions de nais­sance puis de vie d’Antonin Carême : son milieu, son appren­tis­sage, les heures qu’il passe à la Biblio­thèque natio­nale pour com­pul­ser notam­ment des trai­tés d’architecture, bien qu’il sache peu lire et écrire, la célé­brité pari­sienne, la gloire euro­péenne. Le deuxième cha­pitre, « Au-delà du mythe : les secrets d’un artiste », s’intéresse au Carême intime : vie pri­vée, mariage, condi­tions de vie, pas­sion pour l’architecture, franc-maçonnerie, mais aussi dié­té­tique et phré­no­lo­gie. Le troi­sième cha­pitre, « Carême dans l’air du temps », s’intéresse à la mise en scène de la cui­sine, de l’Empire à la table des Roth­schild. Très tôt, le pou­voir napo­léo­nien sent que la table peut exer­cer un pou­voir d’influence (éton­nant, pour Napo­léon qui expé­diait ses repas cou­rants, en homme d’action qu’il était), et le Consu­lat, puis l’Empire, vont consti­tuer « un temps émi­nem­ment pro­pice à l’émergence de nou­veaux com­por­te­ments culinaires ».

Avec la fon­da­tion de la noblesse d’Empire en 1807, la conti­nuité sym­bo­lique avec l’Ancien Régime s’accentue ; en nombre de plats ser­vis et en quan­tité, Napo­léon a le souci de dépas­ser les Bour­bons : pour six à sept invi­tés, on sert désor­mais dix-huit plats, contre une quin­zaine aupa­ra­vant. Chez Tal­ley­rand, on dîne « à la fran­çaise » selon la tra­di­tion ins­pi­rée de la cour de France. Le dîner se com­pose le plus sou­vent de trois ser­vices suc­ces­sifs, et pour une qua­ran­taine de convives, on compte sou­vent « huit potages, huit rele­vés de pois­son, huit grosses pièces, puis quarante-huit entrées et huit plats de rôts, sui­vis de quarante-huit entre­mets », les mul­tiples de huit étant de rigueur pour les dif­fé­rents mets d’un même ser­vice.
Au centre de la table trône un sur­tout d’orfèvrerie, autour duquel s’organise tout l’ordonnancement des plats ; les fameuses pièces mon­tées ajoutent à la beauté de l’ensemble. Si l’on visite Valen­çay, on y apprend que le maître des lieux se tar­guait de ser­vir des plats chauds à ses convives, ce qui était excep­tion­nel, et très appré­cié. La lit­té­ra­ture gas­tro­no­mique est aussi en expan­sion dans la période, et les ouvrages de Carême, entre autres, connaî­tront un suc­cès impor­tant. C’est aussi l’époque où se déve­loppe le « res­tau­rant » en tant que tel (Chez Véry, Le Rocher de Can­cale… ; voir à ce pro­pos la pas­sion­nante étude d’A. de Bæcque) : d’une cen­taine en 1800, ils sont 5 à 600 sous l’Empire, et plus de 3.000 sous la Restauration.

La deuxième par­tie de l’ouvrage s’intéresse à l’apport de Carême à la cui­sine, et à l’évolution des goûts. Carême se fait rapi­de­ment péda­gogue, his­to­rien et chro­ni­queur, et fait tout pour réha­bi­li­ter l’image du cui­si­nier, puis pour déve­lop­per le pres­tige de sa tech­nique. Le deuxième cha­pitre s’intéresse à la manière dont Carême a réussi à expor­ter le savoir-faire fran­çais, en déve­lop­pant une sorte de patrio­tisme culi­naire, et a codi­fié usages et recettes.
Il déve­loppe la codi­fi­ca­tion de la pro­fes­sion, dif­fi­cile, et qui a mau­vaise presse, jusqu’à uti­li­ser le voca­bu­laire mili­taire, puisqu’on lui doit, entre autres, le terme de « bri­gade », qui est resté jusqu’à nos jours. L’épilogue s’intéresse à la pos­té­rité du célèbre cui­si­nier, jusqu’à l’époque contemporaine.

L’ouvrage s’orne de repro­duc­tions de pièces mon­tées, d’un cahier cen­tral d’illustrations, et d’une sec­tion « À la table d’Antonin Carême, avec des recettes « à lire et à pré­pa­rer », et se com­plète d’abondantes notes, d’une biblio­gra­phie clas­sée par centre d’intérêt.
Pra­ti­cien de génie, Carême fut aussi un extra­or­di­naire pas­seur d’influence par ses ouvrages, véri­tables best-sellers à l’époque.

Cet essai révèle son rôle dans l’élaboration et la dif­fu­sion inter­na­tio­nale de pra­tiques nou­velles, qui ont contri­bué à l’émergence d’une véri­table moder­nité culi­naire, et lui rend un véri­table hom­mage, en réus­sis­sant le tour de force d’être à la fois un essai scien­ti­fique de grande rigueur et un ouvrage alléchant.

yann-loic andré

Marie-Pierre Rey, Le pre­mier des chefs : l’exceptionnel des­tin d’Antonin Carême, Paris, Flam­ma­rion, 2021, 388 p. — 24,90 €.

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