Christian-Georges Schwentzel, Manuel du parfait dictateur : Jules César et les « hommes forts » du XXIe siècle

Le manuel du par­fait dictateur !

La com­mé­mo­ra­tion de la mort de Napo­léon a remis sur le devant de la scène, avec une acuité d’autant plus aigui­sée qu’elle a lieu en plein déve­lop­pe­ment des mou­ve­ments « woke » et de la « can­cel culture », la ques­tion de la démo­cra­tie, du  et du pou­voir fort.

Christian-Georges Schwent­zel est pro­fes­seur d’histoire ancienne à l’Université de Lor­raine et mène des recherches sur la fonc­tion de chef dans l’Antiquité. Il a récem­ment publié aux édi­tions Ven­dé­miaire La Fabrique des chefs : d’Akhenaton à Donald Trump (2017), et Les Quatre Sai­sons du Christ. Un par­cours poli­tique dans la Judée romaine (2018).
Enca­dré par un « pro­logue » et un « épi­logue », l’ouvrage divisé en dix cha­pitres se pro­pose d’étudier com­ment Jules César devient un « cas d’école », imité avec plus ou moins de suc­cès par plu­sieurs empe­reurs romains, par Napo­léon puis par des dic­ta­teurs et des pré­si­dents contem­po­rains, voire par le per­son­nel poli­tique fran­çais actuel.

Rome, fon­dée en –753, est res­tée une monar­chie jusqu’au ren­ver­se­ment de Tar­quin le Superbe par une révo­lu­tion en –509. Après les excès de son règne, la répu­blique rem­plaça la monar­chie, qui fut alors lit­té­ra­le­ment mau­dite. Pour autant, la répu­blique romaine n’était pas une démo­cra­tie : deux consuls diri­geaient une oli­gar­chie de fait, tenue par les familles de « patri­ciens », des­cen­dants des patres, c’est-à-dire les chefs des cent plus anciennes familles romaines, mono­po­li­sant pou­voir, hon­neur et richesses et mépri­sant la « plèbe », masse du peuple écar­tée du pou­voir.
Des ten­sions écla­tèrent entre ces deux corps, menant à une scis­sion de la cité en –494 (selon Tite-Live) ; les plé­béiens firent séces­sion, créant leurs propres ins­ti­tu­tions : des assem­blées char­gées d’élire des repré­sen­tants, qu’on appela les tri­buns de la plèbe. La paix gagnant, les corps sociaux com­men­cèrent à se fondre et, en –286, les déci­sions prises par la plèbe, appe­lées « plé­bis­cites », s’imposèrent comme loi com­mune aux Romains.

L’apai­se­ment des ten­sions allait tou­te­fois se réveiller dans une guerre civile de plus d’un siècle : Rome éten­dant son empire, seuls quelques-uns tiraient réel­le­ment pro­fit de la baisse du prix des esclaves et de l’augmentation des richesses, alors qu’elles étaient sup­po­sées appar­te­nir à l’ensemble du peuple. L’affaire des « ter­ri­toires publics » exploi­tés au pro­fit d’une mino­rité for­tu­née mit le feu aux poudres en –133 : Tibe­rius Grac­chus, tri­bun de la plèbe, se fit le chantre d’un rééqui­li­brage social dras­tique, au motif que les citoyens modestes, qui avaient assuré la gran­deur de Rome par­fois au prix de leur sang, ne rece­vaient pas les fruits de leur sacri­fice.
L’État réagit avec vio­lence : Tibe­rius Grac­chus mou­rut assas­siné en –133, avec des cen­taines de par­ti­sans, dont les cadavres furent jetés dans le Tibre. Les popu­lares chan­gèrent alors de stra­té­gie et se pla­cèrent sous l’autorité de Marius, un plé­béien devenu cham­pion du peuple après une brillante car­rière mili­taire : ainsi, pour désta­bi­li­ser l’oligarchie, le peuple s’en remet­tait à un impe­ra­tor, un chef mili­taire auréolé de vic­toires. Dès lors s’installa dans la plèbe l’idée qu’un pou­voir fort serait pro­fi­table aux plus modestes, en tenant en res­pect les membres de l’élite. Imi­ta­teur de Marius, César devait rete­nir cette leçon puis la magni­fier, la plèbe ser­vant de fon­de­ment à sa dictature.

Des popu­lares aux popu­listes, il n’y a qu’un pas, que Christian-Georges Schwent­zel fran­chit allè­gre­ment, en étu­diant l’origine du mot (né au XXe siècle, il a sur­tout fait son appa­ri­tion dans les médias après 2010),  puis son exten­sion actuelle, cer­tains par­tis poli­tiques reven­di­quant haut et fort un « popu­lisme de gauche », vision idéale d’« un mou­ve­ment cher­chant à cor­ri­ger les entraves qui seraient impo­sées à la démo­cra­tie par le libé­ra­lisme » : le popu­lisme incar­ne­rait donc la véri­table démo­cra­tie, au contraire de la démo­cra­tie libé­rale, confis­quée par une caste orga­ni­sant la mon­dia­li­sa­tion à son seul pro­fit.
Le popu­lisme, par une influence venue d’Amérique du Sud, a ainsi per­mis aux ex-communistes, dont les élec­teurs s’étaient lar­ge­ment détour­nés pour cause de chute de l’URSS et de révé­la­tions sur le Gou­lag, « de se recon­ver­tir et de retrou­ver un espace poli­tique ». Des théo­ri­ciens (Laclau, Mouffe) dis­tinguent popu­lisme « de gauche » et « de droite » : la clef de voûte de ces mou­ve­ments serait de mobi­li­ser le peuple contre un ennemi com­mun, de construire un « nous » contre un « eux » pour « fédé­rer les demandes insa­tis­faites ». Évi­dem­ment, le contenu de ces anta­go­nismes varie selon les mou­ve­ments poli­tiques : du côté droit, le « nous » englo­be­rait plu­tôt les « natio­naux », alors que du côté gauche, le « nous » fédè­re­rait plu­tôt les groupes mino­ri­taires per­çus comme dominés.

Toute­fois, cette oppo­si­tion n’est pas convain­cante. Éven­tuel­le­ment rece­vable dans les pays occi­den­taux, elle se brouille dès qu’elle s’adapte à des pays hors de la zone : Recep Tayyip Erdoğan (Tur­quie), Naren­dra Modi (Inde) ou Rodrigo Duterte (Phi­lip­pines) sont dif­fi­ci­le­ment clas­sables ; d’autre part, cer­tains par­tis clas­sés à droite reven­diquent quelques idées appar­te­nant au cata­logue de la gauche, ou inver­se­ment : Hugo Chá­vez, réputé à gauche, dif­fusa constam­ment des mes­sages natio­na­listes ou des pro­pos xéno­phobes.
Le popu­lisme est donc une caté­go­rie com­plexe : même Emma­nuel Macron ten­tera de le récu­pé­rer, décla­rant en 2018 aux maires de France : « Nous sommes de vrais popu­listes, nous sommes avec le peuple, tous les jours ». Mal­gré cet aspect pro­téi­forme, le popu­lisme reste une des grandes ques­tions de notre époque. Christian-Georges Schwent­zel en pro­pose alors une défi­ni­tion « prag­ma­tique », ni « de droite » ni « de gauche » : à par­tir de l’étymologie latine, il s’agit de « l’exploitation de la notion de peuple dans le cadre d’une stra­té­gie visant à désta­bi­li­ser le pou­voir en place, à s’emparer de ce pou­voir puis à s’y main­te­nir le plus long­temps possible ».

En plon­geant dans la tête de César, l’auteur tire dix grandes leçons de popu­lisme, qui font les titres de ses cha­pitres et glosent la théo­rie du par­fait dic­ta­teur : « se faire le cham­pion du ‘peuple’ », « s’exprimer sim­ple­ment (voire vul­gai­re­ment) », « racon­ter de belles his­toires », « diver­tir le peuple », « exploi­ter la reli­gion à des fins poli­tiques », « déclen­cher des guerres ‘utiles’ », « deve­nir cha­ris­ma­tique », « rendre la dic­ta­ture ‘sexy’ », « contour­ner le droit pour régner en maître », « obte­nir la sou­mis­sion volon­taire ».
Dans chaque cha­pitre, Christian-Georges Schwent­zel part de la geste de César, puis éta­blit un pont avec des héri­tiers his­to­riques et avec la situa­tion actuelle dans un ou plu­sieurs pays, et montre com­ment l’une pro­cède de l’autre, en pas­sant par de mul­tiples étapes.

L’ouvrage se ter­mine sur un « Épi­logue » inti­tulé « deve­nir dic­ta­teur dans les années 2020 ». Du recul des régimes auto­ri­taires dans les années 70–80 (Sala­zar, Franco, colo­nels en Grèce ; mais aussi en Argen­tine, au Chili, au Bré­sil) et jusqu’à la chute du bloc com­mu­niste, l’auteur sou­ligne la vic­toire – tem­po­raire – de la théo­rie de Fr. Fukuyama sur La Fin de l’histoire : fin de la guerre, des idéo­lo­gies, triomphe du libé­ra­lisme. Cepen­dant, Cas­tro résis­tait, arguant d’une résis­tance contre l’hégémonie des États-Unis, dont se sai­sirent aussi d’autres diri­geants : Muam­mar Kha­dafi, Sad­dam Hus­sein, Robert Mugabe, Kim Jong-Il, avant Vla­di­mir Pou­tine en 1999 ; la Chine de Xi Jing­ping offre elle un exemple de capi­ta­lisme non libé­ral, sous contrôle absolu d’un État tota­li­taire.
La coopé­ra­tion inter­na­tio­nale est aussi remise en cause : D. Trump par exemple pense que le mul­ti­la­té­ra­lisme favo­rise les tri­cheurs, une élite de mani­pu­la­teurs ayant confis­qué le libé­ra­lisme et la mon­dia­li­sa­tion. Cette notion de confis­ca­tion appa­raît tous azi­muts dans le popu­lisme : comme le montre Yascha Mounk, la démo­cra­tie libé­rale s’est condam­née par ses insuf­fi­sances et ses dys­fonc­tion­ne­ments, ce qui amené cer­tains diri­geants – E. Macron le pre­mier – à se sai­sir d’un dis­cours popu­liste, notam­ment dans le Grand débat fai­sant suite aux émeutes des Gilets jaunes.

Ainsi, peu à peu, la démo­cra­tie est aux prises avec une sorte de rou­lette russe : refu­ser la démo­cra­tie, ou lais­ser place au popu­lisme pour ne pas en faire le seul mou­ve­ment de réelle oppo­si­tion. Les popu­listes regardent aussi d’un œil étrange le pro­grès ; et en ce qui concerne la ges­tion de l’épidémie de coro­na­vi­rus, les « démo­cra­tures » et les pays à régime fort ont été les plus per­for­mants.
Le livre se clôt sur des notes, et une biblio­gra­phie géné­rale, sépa­rée en textes antiques et sources modernes.

Nul doute que les mois qui viennent don­ne­ront un écho piquant à ce pas­sion­nant ouvrage.

yann-loïc andré

Christian-Georges Schwent­zel, Manuel du par­fait dic­ta­teur : Jules César et les « hommes forts » du XXIe siècle, Paris, Ven­dé­miaire, 2021, 257 p. — 21,00 €.

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