Un spectacle drôle, profond, grave et lyrique sur un des plus grands poètes métaphysiciens qui fut
L’œuvre pseudonyme est celle de l’auteur “en propre personne”, moins la signature de son nom ; l’œuvre hétéronyme est celle de l’auteur “hors de sa personne” ; elle est celle d’une individualité totalement fabriquée par lui, comme le seraient les répliques d’un personnage issu d’une pièce de théâtre quelconque écrite de sa main.
Pessoa.
Caeiro fut un de ces hétéronymes engendrés par le poète.
En des âges de chaos et de crise de la foi, l’homme tourne son visage inquiet et infidèle vers celui de ses idoles, ses chimères, il les scrute alors avec doute et crainte, interrogeant leurs traits grotesques ou sérieux — Inhumains ? Cette ombre de pierre qui fut tout à mes pères, est-ce moi qui l’ait rêvée ? Et ce regard qui fouille et cherche à percer le fond secret de ces masques vides, il se trouble et désseche, il s’inquiète — ou se fend d’un grand rire ivre ! Et dans l’extension de la certitude que ce ne fut qu’un long rêve que la foi, vacille la conscience de ce que je puis être moi-même qui interroge — interroger le rêve a toujours été un temps fort et difficile dans la question de l’identité : Descartes, Pascal, Hamlet… Pessoa écrivait en un tel âge de doute et de crise de la foi, de deuil du Dieu mort.
J’appartiens à une génération qui naquit sans foi dans le christianisme et qui cessa d’en avoir dans toutes les autres croyances (…) nous autres, “Race de la fin, limite spirituelle de l’Heure Morte”, nous avons vécu dans la négation, le mécontentement et l’affliction.
Pessoa, Le livre de l’Intranquillité.
Nous aussi savons être une pareille génération, qui multiplie les idoles, les besoins de foi et les usages de drôles de substances…
Deux ordres de “réalité” selon le poète s’opposent : le monde réel, celui des sens — il est là, il est ce qui est, sans mystères (pas d’arrière-monde criait Nietzsche) — et le monde de la pensée, qui n’a affaire… qu’à la pensée même. Lorsque l’on pense, c’est à l’absence que l’on s’adonne, jamais à la présence. La raison dès lors est l’organe des chimères pétrifiées — une extension de la folie : Pirandello est son contemporain. Alors, si cela est, de l’amour, qu’en est-il ? s’interroge le poète — et Dieu ? À ces questions il s’agit de proposer des réponses subtiles, de beaux, drôles et profonds jeux de langage et raisons, qui touchent justes, sont cohérents, et parviennent même à susciter de jolis contes, comme celui d’un Jésus de la Terre, un Jésus enfant et homme, un petit christ du village d’hommes — conte particulièrement doux et ravissant, puisque le poète est proche de l’enfant.
Cette interrogation inquiète de nos chimères qui travaille le poète, la scène sait user de beaux moyens poétiques pour la rendre : onirique le décor de cette chambre début XXe où un homme gît ou repose et qui fait un coin immobile dans la scène, un coin comme hors du temps avec sa clarté inquiète ; traumatique cette masse sombre — nuptiale horreur de notre néant — qui s’avance d’une démarche morbide vers la chambre en des temps forts du drame, puisqu’il y a un drame supérieur qui se joue ; inquiétante cette bande sonore de suintements et crissements propres à rendre le travail des profondeurs intérieures au poète où gisent ces angoisses… et tant d’autres Visions superbes. Le jeu décalé des acteurs — distant lorsqu’il faut, lent comme on rêve, sobre comme un jeu du sommeil et de l’angoisse : deux enfants sur scène rêvent et nous font rêveurs — sied alors totalement !
Mais cette interrogation des chimères sait se consommer aussi dans un grand rire irrespectueux. Pessoa, homme des masques et des monstres, des hybrides, a trouvé chez cette équipe de théâtre de bons et fins drilles pour offrir avec des moyens simples et d’autant plus aimables des visions amusantes d’accouplements bizarres, de monstres sympathiques, de rêveurs risibles, des inversions cocasses d’identités et de sexe : Pessoa avait suffisamment de finesse pour voir le grand sérieux du rire simple !
Drôle et inquiétant donc, ce spectacle atteint un profond lyrisme. La maîtrise des ténèbres régnantes où la clarté fait le pouls des mondes des visions — visions pour le coup très théâtrales mais au bon sens du terme — la scène à la fois “réaliste” (la chambre) et oniriquement sobre ; le jeu distant de rêveurs d’un autre temps ou d’une autre dimension, et maîtrisant drôlerie comme sérieux… tout ici assure la présence effective dans l’espace liturgique de la scène de la beauté fascinante de ces textes.
Anglomane, myope, courtois, timide, vêtu de couleurs sombres, réticent et familier, cosmopolite prêchant le nationalisme, investigateur solennel des choses futiles, humoriste qui ne sourit jamais et nous glace le sang, inventeur d’autres poètes et destructeur de lui-même… qui est Pessoa ?
Octavio Paz
Bravo !
Caeiro !
D’après :
Le Gardeur de troupeaux, Le Berger amoureux et Les Poèmes non assemblés, d’Alberto Ceiro — hétéronyme de Fernando Pessoa.
Texte français :
Patrick Quillier
Un projet théâtral de :
Cécile Bon, Daniel Jeanneteau, Clotilde Mollet, Hervé Pierre et Gilles Privat
NB - On peut lire les poèmes dans Œuvres poétiques, de Fernando Pessoa (traduction de Patrick Quillier), Gallimard coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 2001.
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samuel vigier