Le Greco n’aura eu cesse d’évoluer en réinventant la peinture à partir de la Crète et de la tradition de l’icône byzantine qu’il refusera puisque représentante du contraire de ce qu’il va chercher. Et trouver. Mélangeant les cultures, le peintre transforme tout. Et ce, dès son “Saint Luc peignant la Vierge”, là où la main de Dieu est remplacée par la main humaine. Celle d’un Saint certes — mais homme tout de même.
Quittant l’icône pour la perspective, passant de la Grèce à Venise puis à Rome Greco défendra toujours son héritage de l’Antique mais va néanmoins vers la Renaissance et ses nouveautés. Se réclamant du Titien mais restant plus proche du Tintoret il est le peintre du dynamisme. Très vite celui qui fut traceur de plans pour survivre, veut concurrencer les peintres italiens. Il espère, à Rome, prouver comment réinventer les images au moment où — suite au Concile de Trente — l’Eglise demande aux artistes de réanimer l’iconographie pieuse pour l’édification des foules.
Incarnation du peintre de la Renaissance Greco brille par un style iconique s’il en est. Michel Ange devient — quoique décédé — le frère qu’il jalouse. Maître de la ligne et de la couleur, de la “pittura” et de la “macchia”, Greco crée des gammes denses et profondes, maniéristes et presque psychédélistes avant la lettre que Kientz met en évidence dans son essai.
Pour lui, la construction chez le protégé de Philippe II se fait avant tout par la couleur. Il approfondit ses découvertes et ses portraits réels ou religieux qui s’achèveront par “une Visitation sans visage” (Malraux). Le tout en une quête bien moins spirituelle plastique. L’extase n’est pour lui religieuse qu’au moment où il peint.
L’espace chez lui devient un plan englobant et “diffragmenté” comme le souligne encore Guillaume Kientz en retenant pour le prouver “L’adoration des bergers” et ses inondations de diverses lumières. Les ciels sont souvent fermés afin de rendre aux images un impact plus grand au moment où le rapport à la nature anticipe celle des Impressionnistes.
Le Greco l’exprime plus qu’il ne la décrit. Elle devient une force en mouvement dans une critique implicite du maniérisme à travers des sortes de courants d’air et des foules agitées où le paysage devient un massepain bourbeux et tournoyant. Et tout autant cosmique dans une oeuvre qui devient d’une singularité totale dès qu’il arrive en Espagne et à Tolède.
L’art devient véritablement sa matière. Auprès de Philippe II et sa Contre Réforme il abandonne ce qui était romain dans sa peinture pour aller vers un “gothique flamboyant” très original par une conversion à l’art espagnol que de fait il invente en instaurant un style national du pays qui devient l’empire de l’époque.
Face au maniérisme qui s’essoufflait et la crise de l’image, Greco aura repensé la peinture. Pas étonnant que Picasso et Cézanne trouvent en Greco le plus important des “pères”, pairs et repères.
jean-paul gavard-perret
Guillaume Kientz, Greco, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2019, 240 p. — 45,00 €.