Cherchez-moi sous vos semelles
Ce texte retrouvé est un roman feuilleton type. Son héros y avance tambour battant dans bien des rebondissements. L’usage d’un “je” particulier mélange l’intensité du héros et de l’auteur. Ce dernier crée une belle confusion des genres sous les cachettes de la littérature romanesque populaire de l’époque (Oliver Twist, La Case de l’Onle Tom).
Mais existe déjà toutes les questions qui habitent Whitman au moment où une telle oeuvre lui sert de travail “alimentaire”.
Toutefois, cette fiction comme toutes celles de l’auteur l’emprisonne trop. Et il va trouver, après 1854, “sa” forme avec la poésie — certes particulière mais poésie tout de même. Depuis, l’auteur de Feuilles d’herbes a suscité et provoque encore bien des “symptômes”. Certains de ses adorateurs invitent à des dépouillements parfois farfelus selon une doxa qu’il initia et selon laquelle toucher un livre, c ‘est toucher un homme.
C’est pourquoi il se veut compagnon de vie qui met son corps dans ses œuvres. Il fait partager, après cette période proto-poétique une écriture qui invite à accueillir la poésie comme une offrande loin de toute préoccupation “fonctionnelle”. Dès lors, beaucoup de ses lecteurs s’intéressent plus à l’homme qu’à l’oeuvre. Il le vénèrent et ont même créé une église pour le louanger… Il est devenu souvent objet d’idolâtrie et de divers fétichismes politiques parfois antinomiques.
Le poète a d’ailleurs influencé le monde entier, de Mandelstam, Larbaud, Gide, Dziga Vertov, Oscar Wilde, Lorca, Neruda, Pessoa, Borgès à Ginsberg, certains nazis et communistes, comme les pacifistes et tant d’autres. Il est présent jusque dans la musique et la culture populaire. Whitman est donc le maître à penser, entre autres chez les soviétiques avant que les USA le reconstruisent à leurs mains comme poète national au terme de la Seconde Guerre mondiale.
Reste néanmoins un paradoxe dans ce succès. L’audace de la langue du poète demeure au second plan. Or, c’est par elle que tout passe. L’autodidacte cultive ses audaces dans des micro-striures effacées par l’aspect océanique de son souffle. Sa complexité d’écriture efface dans Chants de moi-même les thématiques au profit d’un appel, d’un sens de l’avenir et d’un souci de l’autre, voire de ses fantasmes individuels ou collectifs caressés par ses textes les plus déclamatoires.
Dans l’érotique de son écriture énumérative, le poète invite à franchir des frontières par-delà son angoisse de ne demeurer que marginal dans la littérature. La sexualité est prédominante en l’œuvre prise dans une postulation contradictoire : être un poète installé et le désir de casser un tel moule dans une manière un rien (euphémisme) égotique qui fit de lui un assembleur de divers peuples au sein d’une nature mythifiée.
Proche d’une oralité, d’une vocalisation, sa poésie se pense par le mot plus que par l’idée même s’il a tenté de prouver le contraire dans des théories douteuses. Il reste avant tout une voix, une langue dans lesquelles celles du lecteur sont convoquées. Il n’existe donc pas chez lui de coupure entre le poème et son dehors, ni entre son corps et celui de l’autre. Il affirme : “je fais don de moi-même (…) cherchez-moi sous vos semelles (…) je suis quelque part, si vous ne me trouvez pas cherchez-moi plus loin”. A savoir dans la réincarnation de la lecture dans un souffle individuel.
Demeure néanmoins et au-delà du corps,l’obsession d’une littérature qui donnerait une dimension spirituelle à son pays et à son matérialisme même si, peu à peu, il rentre dans une poésie rabotée et victorienne. La fraîcheur disparaît au fil du temps des 40 années de ses poèmes qui ne demeurent jamais fixés en une première version. Ils avancent avec le temps et l’acceptent même lorsque Whitman devient un vieux patriarche à barbe blanche et un rien (voire plus) nationaliste.
Reste à savoir ce qu’il persiste de la beauté lorsque le poète opte pour l’inachèvement contre la forme admise. Inventeur du verbe libre, l’auteur est celui aussi du poème pudding. Il se plait à empiler le monde dans le capharnaüm de ses accumulations (qu’une parodie célèbre nomma “purée”). Elles demeurent ouvertes à bien des contre-sens et la barbe de Whitman n’indique aucun Nord magnétique.
Mais, avec ce roman, nous ne sommes qu’aux prémisses de cette recherche dont le sens demeure incertain.
jean-paul gavard-perret
Walt Whitman, Vie et aventures de Jack Engle — Une autobiographie, Préface et traduction (Etats-Unis) de Thierry Beauchamp, Editions du Castor Astral, 2019, 180 p. — 18,00 €.
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