Spécialiste de Louis Aragon, Nathalie Piégay était bien placée pour s’intéresser aussi à sa mère, Marguerite Toucas-Massillon, dont l’histoire s’avère particulièrement riche en péripéties tantôt affligeantes, tantôt sordides, tantôt touchantes. Issue de la bonne bourgeoisie – son père, Fernand Toucas, a été sous-préfet ; son frère Edmond le sera à son tour – Marguerite s’éprend de Louis Andrieux, ami de Fernand et protecteur d’Edmond. Lorsqu’elle tombe enceinte, elle décide de garder l’enfant, envers et contre la morale de l’époque, résistant même à la pression de son amant qui voudrait la faire avorter.
Entre-temps, Fernand Toucas a perdu son poste (pour corruption) et a quitté sa famille pour ouvrir des salles de jeu à Constantinople. Etant marié, Andrieux ne saurait reconnaître son fils illégitime, le futur écrivain. Pire encore, il prive Marguerite du statut légal de mère. (Vous trouverez tous les détails et les raisons d’être de cette non-filiation dans le livre.) Louis Aragon sera donc élevé en croyant être le fils adoptif de sa grand-mère, Claire, et donc le petit frère de Marguerite. Celle-ci ne lui révélera la vérité qu’en 1917, craignant qu’il ne périsse à la guerre sans savoir qui sont ses vrais parents.
Nathalie Piégay rend compte, de façon très sensible, de tout ce que la condition de Marguerite pouvait avoir de contraignant et de pénible, outre le poids du secret qu’elle a dû porter pendant vingt ans : le fait d’être déclassée depuis la fuite du père, de devoir subir des difficultés matérielles et des avanies dues au caractère difficilement tolérable de sa mère, de n’avoir pas moyen de s’émanciper…
Mais la biographe nous permet aussi de comprendre que malgré tout, l’“invisible“ a trouvé moyen de vivre pendant de longues années une vraie histoire d’amour, et de finir par se transformer en femme de lettres – certes, modeste, et méprisée par son fils en tant qu’auteure de “romans de gare“, mais capable de vivre de sa plume.
Le récit est parsemé d’autres aperçus de la condition féminine, issus des souvenirs familiaux ou personnels de Nathalie Piégay. Cet aspect autobiographique n’apparaît jamais comme superflu, et contribue à rendre la lecture de l’ouvrage attachante.
agathe de lastyns
Nathalie Piégay, Une femme invisible, Rocher, août 2018, 347 p. – 19,90 €.
Heureux de voir qu’un livre a honoré la mémoire de la mère d’Aragon. Je suis tombé en arrêt devant sa photo. J’ai été bouleversé par la beauté, la profondeur, l’humanité de cette femme. Quel parcours de vie !