Anne Serre, Petite table, sois mise !

Porno­gra­phie du récit : Anne Serre et l’impossible

Nue dans le ves­ti­bule glacé tan­dis que sa mère se fait prendre par son doc­teur sur la table de la salle à man­ger la nar­ra­trice attend. Attend qu’il intro­duise son membre en elle dans ce ves­ti­bule dont le sol est vert  comme le des­sus d’un lac gelé : « Un lac calme, froid et sa pro­fon­deur velou­tée ». Pen­dant ce temps sa sœur subit ou accepte le même sort par l’entremise de son père dans le bureau de ce der­nier, une pièce où la mère ne peut jamais rentrer.

La nar­ra­trice sait que cette his­toire (une parmi d’autres du même aca­bit) peut sur­prendre et cho­quer. Mais nul ne pourra la convaincre de s’arracher ses che­veux, de cou­vrir sa tête de cendres ou même de pleu­rer : car au fond d’elle « nul ne pleure mais au contraire ne demande qu’à rire et dan­ser ». Par d’épouvantables érec­tions la comé­die s’installe. La semence cir­cule – comme le lait mater­nel — en de mul­tiples for­ni­ca­tions.
Il faut lire Petite table, sois mise !  comme un conte. Et celui-ci — fidèle au genre — pos­sède une morale. Elle sert à la mise en valeur exis­ten­tielle du verbe. On est loin en effet d’une figu­ra­tion sexuelle ordi­naire. Fût-elle déviante.  Tous les per­son­nages mani­festent une ambi­guïté, une incer­ti­tude sexuelle et amou­reuse. Le spectre du désir et de l’amour est res­treint. Il ne fait plus par­tie – para­doxa­le­ment – de la pro­gram­ma­tion de l’humain ordi­nai­re­ment vivable.

Sous l’effet de la nos­tal­gie d’une enfance para­doxale s’instruit un déchi­re­ment. Celui de l’amour et de son impos­si­bi­lité. Le conte est donc celui d’une double sexua­lité : celle qui est dite donc céré­brale  (en dépit des scènes les plus exa­cer­bées et mal­gré tout dro­la­tiques), celle qui ne peut se vivre, comme si une limite était infran­chis­sable. La trans­gres­sion n’est donc pas où l’on croit. Elle n’est pas dans la pre­mière par­tie du texte. Cette par­tie qu’on qua­li­fie­rait trop aisé­ment de por­no­gra­phique, pédo­phile, inces­tueuse (ce qu’elle est) mais par laquelle la nar­ra­trice trans­gresse la trans­gres­sion. Elle montre que l’on ne peut jamais  atteindre l’autre et que tout replonge dans l’enfermement du même.

Sous l’obscénité se cache non l’asservissement (comme chez Sade ou Mizo­gu­chi) mais une farce tra­gique. Car la farce est là comme épreuve du rien, sinon d’une sorte de fiasco. Si bien que le seul but pour sur­vivre et dans la mesure où l’amour est impos­sible demeure d’écrire. Le livre se conclut ainsi : « je trou­vai que tout était bien, que le monde tra­çait en riant des boucles, des volutes,(…) , qu’il suf­fi­sait d’être extrê­me­ment atten­tif pour que vivre vous pro­cure une joie ter­rible, pour que se fabrique une œuvre d’art grâce à votre corps, à vos mains, à vos yeux, à votre pauvre cœur brisé ».

Le « vous » est impor­tant. Il appa­raît pour la seule fois dans le livre afin d’introduire un effet de miroir. Il referme le conte. Le laisse ouvert aussi, comme inachevé afin de faire appel au bout du che­min au lec­teur « sem­blable et frère » de sa nar­ra­trice. Pour elle, se débrouiller avec l’amour ne fonc­tionne qu’avec les moyens lexi­caux qui le font cir­cu­ler. La réa­lité de l’amour n’a de réelle que l’œuvre. Une œuvre drôle, ardente, vio­lente, dou­lou­reuse, organique.

Un tel récit reste une œuvre poi­gnante sous sa drô­le­rie. Il est celui d’une envie folle d’être avec l’autre, du côté de la liberté et de la libé­ra­tion du corps plus que de la trans­gres­sion. Mais celle qui dans le livre est pro­gé­ni­ture se voit pour­tant pri­vée de toute pos­si­bi­lité de pro­créa­tion. Si ce n’est celle du livre. Elle rêve l’image pleine, non ato­mi­sée, de l’amour. L’image impos­sible en quelque sorte.

jean-paul gavard-perret

Anne Serre,  Petite table, sois mise ! , Edi­tions Ver­dier, aôut 2012, 62 p. - 6,80 euros

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