Sally Bonn, Les mots et les œuvres

Fabrique du regard ou l’artiste par lui-même

Certains artistes ont choisi de par­ler de leur art moins pour cou­per l’herbe sous le pied de la cri­tique que de pra­ti­quer « le pas de côté » à leur propre  œuvre afin de pré­ci­ser son sens. Robert Mor­ris, Miche­lan­gelo Pis­to­letto et Daniel Buren deviennent pour Sally Bonn le moyen de sou­li­gner le déve­lop­pe­ment tex­tuel d’une œuvre au cœur même de sa pra­tique.
Cela relève d’une époque pré­cise (années 60–70 du siècle der­nier) et de pra­tiques et stra­té­gies par­ti­cu­lières. L’écrit d’artiste devient alors un effet d’artiste qui apprend au regar­deur à voir et com­prendre une œuvre. Il existe là un désir certes légi­time mais qui délé­gi­time l’œuvre au pro­fit du pro­ces­sus. Et ce, même si Robert Mor­ris par exemple en pro­fite pour déve­lop­per l’idée que l’image est vue non seule­ment par les yeux mais le corps.

De tels écrits gardent un inté­rêt puisqu’ils offrent une prise de posi­tion, une « pen­sée » de sur­plomb non « sur » l’art mais « dedans ». Le champ de l’expérience ouvre à la créa­tion de concepts chers à la théo­rie des années 60. Buren réagence par exemple à sa main la « dif­fé­rence et la répé­ti­tion » chère à Deleuze pour en faire un outil théo­rique. C’est d’ailleurs là un moyen de « voler » à la phi­lo­so­phie sa pré­ten­tion idéo­lo­gique dans une époque où les artistes cher­chaient une réflexion ori­gi­nale.
Il est à noter que de tels textes res­tent très dis­cur­sifs là où pou­vaient être atten­dues d’autres formes plus confron­tantes que confon­dantes. La fabrique du sens de l’œuvre passe par un lan­gage « clas­sique ». Mor­ris fait du Green­berg (cri­tique auquel il s’oppose), Buren dif­fuse des « indi­cations » opé­ra­tives pour voir, Pis­to­letto des ordres de marche. Les trois pro­posent aussi quelques textes polé­miques mais sans « action poé­tique » réelle. Les artistes ne se veulent pas « poètes » mais réflexifs par rap­port à leur tra­vail et leur ambi­tion. Miroir du miroir, le texte devient une manière d’imposer leurs regards et de déci­der du propre sens de leurs œuvres.

Sally Bonn fait un tour plus qu’honnête d’une telle ques­tion. Le tra­vail est à la fois des­crip­tif, pré­cis sans parti pris lau­da­tif ou cri­tique. L’œuvre devient dans cette optique ce qu’elle fut dans l’époque explo­rée : une expé­rience plus qu’un simple objet. Elle par­ti­cipe du refus d’une cer­taine cri­tique de l’art mais sur­tout d’une exten­sion de son champ face aux ins­ti­tu­tions et au pro­fit d’un espace ouvert que les trois artistes ont contri­bué à élar­gir.
Pis­to­letto ne cesse aujourd’hui de pour­suivre ce tra­vail afin de pro­duire un regard oblique sur la per­cep­tion de l’œuvre et une « modi­fi­ca­tion » de ce qu’elle fut jusqu’à lui et jusqu’aux autres artistes  rete­nus par l’auteure.

jean-paul gavard-perret

Sally Bonn,  Les mots et les œuvres,  Le Seuil, coll. “Fic­tion et Cie.”, Paris, 2017.

 

 

 

 

 

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