Robespierre, le grand retournement
Robespierre : voilà bien une figure du passé qui continue de hanter notre imaginaire contemporain. Son nom comme référence vient fixer une ligne de partage idéologique. S’il sert encore à nommer des boulevards, c’est qu’il nous place encore dans la République. Et si Robespierre est une véritable figure du mal reconstituée dans le jeu Assassin’s Creed Unity ‚c’est qu’il n’est pas mort pour l’histoire, tant il semble difficile d’être nuancé face au tyran sanguinaire de la Révolution.
Impossible d’être sur la ligne : on est pro ou anti. On garde sa tête ou on la perd. Et pourtant, ce Robespierre-là n’est qu’un masque bien commode à deux faces : étendard d’un côté, épouvantail de l’autre. Jean-Clément Martin, sûrement l’historien le plus pointu et le plus décapant de la Révolution française, est allé secouer un peu tout ça. Robespierre, c’est peut-être beaucoup de bruit pour un seul nom…
Cette biographie n’est pas le récit méticuleux et érudit de la trajectoire d’un homme exceptionnel. Au contraire. C’est un « reboot », ou pour ceux que cet anglicisme rebute : un projet de « réinitialisation » de notre lecture de Robespierre. D’autres biographies suivront, mais elles devront nécessairement tenir compte de cet appel à démêler les fils qui enserrent Robespierre dans tout un système de représentations qui ont été fabriquées, après coup. Et ce coup là, c’est Thermidor. Ce livre est un appel à déthermidoriser Robespierre.
Les principales étapes de la vie de Robespierre sont connues. Elles sont établies. Tout semble clair dans l’ascension rapide de l’avocat d’Arras aux sphères du pouvoir dans ces temps troubles de la Révolution. Et pourtant, et c’est là que l’érudition est essentielle, Jean-Clément Martin parvient à montrer les ambiguïtés, les incohérences, les silences idéologiques de l’homme Robespierre, qui se présente à nous trop souvent comme un bloc. Là où c’est clair, c’est qu’il y problème, c’est-à-dire récit déjà constitué, donc à déconstruire… et là où il y a silence c’est qu’il y a quelque chose à trouver, à constituer. Robespierre fut un acteur mineur de bien des événements de la Révolution : « Robespierre suit plus qu’il ne précède », accompagnant souvent la révolution « sans la prévoir ni la contrôler ». Figure centrale? Non marginale la plupart du temps. L’incorruptible était homme de compromis.
A chercher la vérité, on tombe sur des nuances, des situations paradoxales qui permettent de mieux saisir la complexité du monde dans lequel évoluait Robespierre : « s’il garde son image d’incorruptible, il en subit aussi les conséquences, puisqu’elle l’isole des forces vives qui s’affrontent et fait de lui une menace autant qu’un recours ».
Robespierre évoluait dans un champ des possibles immense, à un moment de déchaînement des pulsions les plus violentes, sans que l’Etat, dont il n’était qu’un des « meneurs indécis » ne maîtrise grand chose. Sa parole n’est jamais sortie des assemblées, n’a jamais galvanisé les foules… Alors pourquoi a-t-il incarné à ce point ce moment du processus révolutionnaire, cette « terreur » à laquelle on l’identifie et à laquelle il s’est lié sans en être le seul artisan ? Pourquoi lui ? Peut-être faut-il retourner la question : Qui a fait de lui cette incarnation ?
La plus grande force de ce livre est d’être le récit honnête d’une biographie impossible. C’est trop tard : Robespierre a été surchargé de représentations de son vivant et encore plus à partir de sa mort. Homme sans argent, de couloirs et de silence, il n’a laissé que des discours, de lui et contre lui. Véritable solitaire pris dans des réseaux de solidarités et d’alliances toujours mouvantes, il a endossé la responsabilité de cette violence légitime du droit que fut la « terreur », qui a canalisé la violence de masse.
L’idole des comités a volontairement servi à construire le mythe. La matière était là, Thermidor n’a eu qu’à se baisser. « Ne cherchons pas le vrai Robespierre sous les oripeaux qui le masqueraient, mais essayons plutôt de comprendre comment et pourquoi les éléments de sa courte vie ont pu servir à bâtir l’échafaudage proprement monstrueux qui l’a enseveli – et immortalisé ». Par un effet de retournement, le caractère impossible de cette biographie nous permet ainsi de mieux saisir Robespierre, qui a été « au propre comme au figuré, le bouc émissaire de la France révolutionnaire ». Le moment est venu de le laisser partir, de se débarrasser de lui, et de rendre, en vérité, Robespierre à l’histoire de son temps. Quand l’histoire est bien faite, elle sert à ça.
camille aranyossy
Jean-Clément Martin, Robespierre, La fabrication d’un monstre, Éditions Perrin, Paris, février 2016, 367 p. — 22,50 €.