Place du Bonheur — Prix Renaissance de la Nouvelle 2002

Première étape de notre petite rétros­pec­tive Renais­sance de la Nou­velle : année 2002

Au cours de l’année pas­sée, vous avez pu suivre en quelques épi­sodes les grandes étapes des pré­pa­ra­tifs de l’édition 2005 du prix Renais­sance de la nou­velle en même temps que nous tâchions d’évoquer au mieux l’actualité édi­to­riale des membres du jury. Sans renon­cer tota­le­ment à cet angle d’approche pour l’année qui vient — nous conti­nue­rons à évo­quer les livres que publie­ront les jurés au fil des mois — nous allons en même temps plon­ger dans les archives et reve­nir de temps à autre sur les recueils récom­pen­sés depuis le début. Retours en arrière effec­tués au gré de nos ren­contres, de nos déam­bu­la­tions lit­té­raires, sans for­cé­ment tenir compte de la chro­no­lo­gie — c’est “l’occasion qui fait le lar­ron” comme cha­cun sait.

Nous com­men­ce­rons notre petite rétros­pec­tive avec Place du Bon­heur d’Hugo Mar­san, qui reçut le prix en 2002. Cela grâce à un petit déjeu­ner…
Être invité à Otti­gnies, c’est bai­gner pen­dant presque deux jours dans une atmo­sphère cha­leu­reuse, dont la convi­via­lité atteint son acmé pen­dant le dîner, et au petit déjeu­ner du len­de­main — deux grandes tables sont réser­vées aux invi­tés héber­gés à l’hôtel, qui peuvent ainsi par­ta­ger un somp­tueux buf­fet. La vie prend, quelques heures durant, des airs de vacances. Cela m’a valu, au matin, d’achever ma tasse de thé en com­pa­gnie d’Hugo Mar­san, lui aussi tôt levé. De papo­tages gas­tro­no­miques en consi­dé­ra­tions plus lit­té­raires, il me pro­mit de m’envoyer un exem­plaire de
Place du Bon­heur. Trois jours plus tard, je rece­vais le recueil…

Au vu du titre, on pour­rait se croire convié à décou­vrir, en quelques nou­velles, des exis­tences épa­nouies, une faran­dole de gens heu­reux de vivre, nageant sou­rire aux lèvres dans l’accomplissement de leurs rêves les plus doux et de leurs désirs les plus chers. Las… loin de ces textes la séré­nité — et a for­tiori le bon­heur… ce titre, en fait, porte déjà la marque de l’illusion — ou plu­tôt d’une accep­ta­tion, d’une volonté, presque, de s’y main­te­nir : dans la nou­velle épo­nyme, l’expression relève d’une erreur de tra­duc­tion. Hélène, ensei­gnante retrai­tée, séjourne à Lis­bonne dans un hôtel sis praça de Ale­gria. Ce qu’elle tra­duit par “place du Bon­heur”.
- Mais non, pas “place du Bon­heur”. Praça de Ale­gria peut se tra­duire par “place de la Joie”, à la rigueur “place de l’Allégresse”.
– C’est dom­mage, j’aurais aimé habi­ter Place du Bon­heur.
– La joie et le bon­heur, c’est très différent.

C’est moins le bon­heur en lui-même — atteint, rêvé, ou irré­mé­dia­ble­ment révolu — dont il sera ques­tion dans les sept nou­velles de ce recueil que de sa fra­gi­lité, de sa fuga­cité, de son carac­tère illu­soire. D’autant que le bon­heur, ici, repose sur l’amour — qu’il soit filial ou char­nel — ce sen­ti­ment qui est le lieu de toutes les dérives, de tous les bou­le­ver­se­ments et de tous les para­doxes humains. Hugo Mar­san décline à par­tir de ce dip­tyque amour-bonheur rup­tures, fis­sures, bri­sures de vies et de rêves. Mais insi­dieuses, qui ne veulent pas dire tout de suite leur nom de “lézardes” et dont les pro­ta­go­nistes se pro­tègent à force de rituels, d’anticipations fal­la­cieuses et de plon­gées dans les sou­ve­nirs — eux tou­jours doux. 

Ce sont les coups de bou­toir por­tés au sen­ti­ment amou­reux qui menacent le bon­heur, au point que cette petite place tiède que l’on s’était ména­gée devient invi­vable. Non que la quié­tude soit absente de ce recueil — le couple que forment Joa­quim et son grand-père, dans “Le Devin”, par­vient à avoir rai­son de ce qui le menace, et le jeune homme de “En double aveugle” finit par se rap­pro­cher de celle qu’il aime — mais elle n’es jamais pro­mise à la durée. L’on dirait même que c’est sa fuga­cité qui la rend pos­sible.
Un thème marque, avec insis­tance, ces amours cra­que­lés : la dif­fé­rence d’âge entre les deux amants — “Alma mater” et “Les hommes pleurent la nuit” en des­sinent comme l’avers et le revers : dans les deux nou­velles, un pré­nom iden­tique, Jane ; une femme mûre amou­reuse d’un homme beau­coup plus jeune dans “Alma mater”, une petite jeune de vingt ans aimée par un homme d’une cin­quan­taine d’années dans “Les hommes pleurent la nuit”. Mais par-delà ce fossé c’est la dou­leur du temps pas­sant qui se décèle à un degré plus ou moins élevé dans tous les textes : Hélène traque avec rage ses rides ; un passé heu­reux resur­git par bribes dans “Le Devin”…

Hugo Mar­san prend ses per­son­nages sur le vif ; il les sai­sit au vol, les cueille, au début de chaque nou­velle, en plein cœur d’un ins­tant pour eux déci­sif mais auquel le lec­teur ne com­prend rien d’abord. Puis peu à peu, l’avant de ce moment sera révélé après coup, par petites touches, en même temps que seront dis­til­lés les sou­ve­nirs. L’“histoire”, alors, s’écrit en alter­nant l’à-rebours de cet ins­tant inau­gu­ral et son pro­lon­ge­ment ; un point au pré­sent, un point au passé : c’est la vraie maille de la vie que tisse ici l’auteur. Il en res­ti­tue la tex­ture com­plexe et ser­rée grâce à une manière nar­ra­tive qui mêle les chro­no­lo­gies, joue des temps gram­ma­ti­caux pour en des­si­ner les nuances, et refuse d’abandonner aux seuls dia­logues le mono­pole de la trans­crip­tion de la parole — l’on trouve en abon­dance des pas­sages au style indi­rect, libre ou non, des mono­logues inté­rieurs… et tout cela glissé sans tran­si­tion d’aucune sorte dans la nar­ra­tion pro­pre­ment dite.

Les his­toires, ainsi, sont racon­tées comme en sous-main, en deçà des menus détails d’un geste, d’une atti­tude, d’un élé­ment du décor si pré­ci­sé­ment décrits. Pré­valent dans ces nou­velles les scé­na­rios ima­gi­nés, les inten­tons prê­tées, les paroles attri­buées à tort ou par anti­ci­pa­tion… le réel est comme repoussé au loin ; les vies qu’Hugo Mar­san s’attache à enclore dans sa prose en sont décon­nec­tées, aussi, par les rituels qui les sou­tiennent ; des rituels éri­gés sciem­ment en rem­parts — les pro­me­nades au parc Mon­ceau du jeune homme de “En double aveugle”, les iti­né­raires inva­riables de Jane à tra­vers Paris — ou bien simples habi­tudes ins­tal­lées peu à peu par la répé­ti­tion plus ou moins déli­bé­rée d’un même — le bar de Lis­bonne où Hélène et son com­pa­gnon allaient prendre un verre, le cha­brot par­tagé de Joa­quim et de son grand-père…

Ces ten­ta­tives d’évasion sont aussi arti­fi­cielles qu’illusoires ; point de bon­heur à la clef qui ne soit pro­mis à l’effondrement. Mais ce bon­heur, qu’il refuse obs­ti­né­ment à ses per­son­nages, Hugo Mar­san l’offre à ses lec­teurs, avec l’insigne déli­ca­tesse de qui sait à mer­veille révé­ler les tour­ments des âmes tor­tu­rées et des cœurs en souffrance.

isa­belle roche

Lire la chro­nique que Fré­dé­ric Grol­leau consa­crait au recueil lors de sa pre­mière édi­tion en jan­vier 2001.

 

 

   
 

Hugo Mar­san, Place du Bon­heur, Gal­li­mard coll. “Folio”, octobre 2002, 138 p. — 3,50 €.

Pre­mière édi­tion : Mer­cure de France coll. “Bleue”, jan­vier 2001, 125 p. — 18,00 €.

 
     

1 Comment

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One Response to Place du Bonheur — Prix Renaissance de la Nouvelle 2002

  1. CougaPowa

    ,
    Sym­pa­thique cet article par­lant de la femme qui a de l’expérience, à contra­rio je suis un peu déçue cer­tains sites de ren­contre pour fille cou­gar que l’on trouve sur le net même si cela ne m’a pas empê­ché de prendre un abo par­lant de plu­sieurs d’entre eux pour tes­ter… Oui, uni­que­ment pour tester.

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