Henry Kissinger, L’ordre du monde

Ordre et désordre du monde

Le nou­veau livre d’Henry Kis­sin­ger n’est pas une simple reprise de sa magis­trale somme Diplo­ma­tie publiée en 1994. Car si L’ordre du monde com­porte plu­sieurs récits his­to­riques, nour­ris de vastes connais­sances et de mises en pers­pec­tives pas­sion­nantes, il est aussi une riche réflexion sur l’état actuel du monde et ses mul­tiples dan­gers.
A l’origine du monde moderne se trouve le sys­tème de West­pha­lie que Kis­sin­ger décrit en détails pour en sou­li­gner les avan­tages : un ordre com­posé d’Etats sou­ve­rains, cha­cun res­pec­tant la sou­ve­rai­neté de l’autre, sans réfé­rence idéo­lo­gique ou autre moti­va­tion mora­liste, avec le souci de l’équilibre que le Royaume-Uni gra­vera dans le marbre de sa poli­tique étran­gère. Or, on aurait tort de consi­dé­rer que cette concep­tion de l’ordre du monde – que les Euro­péens ont impo­sée au monde avant de s’en déta­cher pour construire l’Union euro­péenne et défi­ni­ti­ve­ment sor­tir de l’histoire – consti­tue l’alpha et l’oméga des autres civilisations.

Bien au contraire, Kis­sin­ger met en évi­dence les per­cep­tions pro­fon­dé­ment diver­gentes qui habitent les musul­mans et les Asia­tiques en géné­ral, et les Chi­nois et les Ira­niens en par­ti­cu­lier. En effet, dans des pages lumi­neuses de clarté, l’ancien uni­ver­si­taire explique les rai­sons pour les­quelles l’islam, dans ses ver­sions les plus rigo­ristes et poli­tiques (celles des isla­mistes, de l’Iran et de l’Arabie Saou­dite) ne peut admettre la coexis­tence paci­fique d’Etats sou­ve­rains ; la situa­tion est d’autant plus chao­tique que le monde musul­man est ravagé par le conflit entre sun­nites et chiites qui rap­pelle celui de la guerre de Trente Ans d’où pré­ci­sé­ment est sorti l’ordre west­pha­lien. De la même manière, il insiste sur la vision hié­rar­chique et sino-centré des diri­geants de Pékin, ceux d’hier comme d’aujourd’hui, et les risques d’une confron­ta­tion avec le mes­sia­nisme amé­ri­cain. Le par­te­na­riat sino-américain lui appa­raît comme la meilleure voie pos­sible.
Tout au long du livre, on retrouve les fon­da­men­taux kis­sin­gé­riens : admi­ra­tion pour les Etats-Unis, per­ti­nence et donc main­tien de leur mis­sion his­to­rique en faveur de la liberté dans le monde mais méfiance pour les poli­tiques trop idéo­lo­giques et fina­le­ment plai­doyer pour un réa­lisme qui ne se veut pas cynique. Ainsi en est-il de l’Irak et de l’Afghanistan où l’erreur fatale a été de vou­loir construire une société, voire une nation, encou­ragé par l’illusion de rejouer le scé­na­rio alle­mand et japo­nais de l’après 1945.

Sont éga­le­ment pris en compte le rôle désor­mais joué par les tech­no­lo­gies modernes, le nucléaire bien sûr dont la pro­li­fé­ra­tion inquiète l’auteur mais aussi les NTIC dont Inter­net auquel on prête selon lui une capa­cité sur­es­ti­mée dans le rap­pro­che­ment des peuples. Le réa­liste est for­cé­ment pes­si­miste…
En fin de compte, Kis­sin­ger explique que tout ordre mon­dial stable, fondé sur la légi­ti­mité et l’équilibre, peut s’écrouler en cas de rejet de l’un de ses piliers, soit parce qu’un Etat ou une société remet en cause les prin­cipes uni­fiant ses membres, soit parce que l’émergence d’un Etat brise l’équilibre. C’est le cas du nôtre dont la sur­vie dépen­drait du main­tien du lea­der­ship amé­ri­cain et à terme de la moder­ni­sa­tion du sys­tème de West­pha­lie. Mais les deux sont-ils compatibles ?

Un brillant essai donc, qui se lit avec pré­ci­sion et grand intérêt.

fre­de­ric le moal

Henry Kis­sin­ger, L’ordre du monde, Fayard, février 2016, 395 p. - 25,00 €.

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