Il y a 25 ans, JC Zylberstein mettait en oeuvre, à travers la collection Domaine étranger, un certain militantisme littéraire…
Voilà vingt-cinq ans qu’au sein des éditions 10/18 naissait la collection “Domaine Étranger”, imaginée par Jean-Claude Zylberstein. Concept novateur en son temps, cette collection a connu quelques évolutions au fil des années et à su s’adapter à l’efflorescence des initiatives éditoriales suscitées par le succès qu’elle remporta dès ses débuts. Sans doute parce que cette collection de poche a une vraie “couleur” qui est propre — il n’est qu’à regarder le catalogue d’un peu près et l’on a tôt fait de s’en rendre compte : il y a une “couleur Domaine Étranger” décelable par-delà la diversité des registres littéraires et des pays représentés, aussi singulière que difficile à définir mais que l’on ressent confusément, au plus profond de soi.
Ce sentiment se précise dès lors que l’on écoute Jean-Claude Zylberstein évoquer la genèse de “Domaine Étranger” à travers son histoire personnelle. Avocat et éditeur, fou de jazz et de polars — des mots qui, on le sait, vont très bien ensemble - il montre, au long de cet exposé passionnant, qu’il sait aussi être un excellent conteur, tels ces story tellers qu’il apprécie tant.
À peine la première question — si vaste… — posée, la parole vient, facile ; le propos est à la fois élégant, sérieux, et léger, marqué peut-être d’un soupçon de nostalgie à l’évocation de ces années bouillonnantes des commencements. N’ayons pas peur des mots : un charme opère. Du même ordre que celui distillé par les notes jazzy accompagnant certaines images mythiques du 7e art…
Pourriez-vous tout d’abord vous présenter et expliquer un peu votre parcours d’éditeur ?
Jean-Claude Zylberstein :
C’est une question difficile parce que je crois que j’ai beaucoup changé au fil des années — et la réponse à “qui je suis” ne sera pas la même selon l’époque à laquelle je me réfère. Au surplus, je dois dire que les livres sont plus intéressants que ceux qui les éditent mais puisque c’est une figure imposée, allons-y ! Qui étais-je en 1980, quand j’ai proposé le concept de “Domaine Étranger” à Christian Bourgois, qui dirigeait alors les éditions 10/18 ? J’étais un jeune tardif avocat — jeune parce qu’âgé de 35 ans, et tardif parce que d’ordinaire, on devient avocat tout de suite après avoir terminé un cursus de droit… Mais revenir sur ce que j’ai fait avant de devenir avocat sera de nature, je pense, à éclairer le personnage !
À 20 ans, lorsque j’ai commencé mes études de droit, l’idée de passer ma vie à m’occuper de divorces, de baux commerciaux et d’accidents ne me séduisait pas du tout — dans mon ignorance d’enfant d’immigrés, je croyais que c’était là le seul horizon qui se présentait à moi ; or j’étais bien plus intéressé par les livres, la musique — et accessoirement par les jeunes filles. J’étais alors plus enclin à aller me promener au Père-Lachaise qu’à fréquenter les amphis les jours d’examens… J’avais une vraie passion pour le jazz et les livres, ce qui m’a conduit au journalisme spécialisé. J’ai ainsi travaillé pour Jazz Magazine, propriété de Ténot et Filipacchi, qui organisaient beaucoup de concerts, où j’étais un peu le talentueux grouillot de service (parce que je parlais couramment l’anglais) : j’allais chercher John Coltrane à l’aéroport, je prenais le petit déjeuner avec Duke Ellington… et autres fantaisies du même genre. Et sans me rendre compte à l’époque que je fréquentais des gens qui allaient devenir de véritables icônes de la culture du XXe siècle ! Et puis très vite je me suis occupé aussi de la rubrique “romans policiers” de L’Observateur.
Á l’époque, je m’étais déjà pris de passion, en parallèle, pour l’œuvre de Jean Paulhan, qui a dirigé la Nouvelle Revue française entre les deux guerres et qui a été l’éminence grise des éditions Gallimard jusque dans les années 60. Je suis devenu son secrétaire particulier — je me suis d’ailleurs occupé de l’édition de ses œuvres complètes ainsi que de sa correspondance mais qui n’a été publiée que bien après — puis, après Mai 68, j’ai été engagé dans une maison d’édition. Jusqu’à ce que j’en sois licencié en 1970 — non sans mal, au demeurant ! Je crois que je dois ce licenciement, et donc la possibilité de toucher des allocations de chômage, à l’intervention de Georges Simenon que j’étais allé interviewer et qui connaissait bien le patron de cette maison. J’ai mis à profit cette période d’indemnisation — un an et demi à l’époque — pour retourner à la faculté. J’étais cette fois très motivé pour obtenir mon diplôme d’avocat : d’une part j’étais le dos au mur sur le plan matériel, car je savais que mes chroniques de jazz et de polars ne pourraient pas assurer la subsistance d’une famille — c’est une activité bien trop plaisante pour pouvoir en plus exiger d’en vivre ! — et d’autre part, j’avais pris conscience qu’on pouvait exercer le métier d’avocat dans la branche qui me passionnait, à savoir le domaine des droits d’auteur, droits voisins, audiovisuel… etc.
Je suis donc devenu un étudiant très zélé, qui désormais décrochait de très bonnes notes — cela dit sans fatuité aucune — et je pensais bien dire adieu au monde de l’édition, tout en me réservant la possibilité de conserver une petite activité journalistique car il est toujours très agréable de recevoir des disques et des livres par la Poste ! Mais à ce moment-là j’ai rencontré Bernard de Fallois, qui dirigeait à l’époque Le Livre De Poche ; nous avons beaucoup sympathisé et une grande amitié est née. C’est ainsi que j’ai gardé un pied dans l’édition en travaillant à ses côtés — d’abord au Livre de Poche puis chez Julliard — après être devenu avocat, en 1973.
À la fin des années 70, j’ai commencé à concevoir le projet de rééditer des romans étrangers devenus introuvables, par exemple ceux de E.M. Forster, de Salinger, de Graham Greene, Maugham, Edith Wharton ou Dorothy Parker… des auteurs qu’on range habituellement dans la catégorie des story tellers, des “raconteurs d’histoires” par opposition à ces auteurs français un peu guindés, influencés par les sciences humaines et, convenons-en, un peu nombrilistes, qui tenaient à l’époque le haut du pavé (les mauvaises langues disent que ce n’est pas fini). J’avais en ma possession beaucoup de ces titres, dans de vieilles éditions, et je me disais qu’il était fort dommage de ne plus pouvoir les trouver en librairie. J’ai fini par parler de ce projet à Christian Bourgois, que j’admirais déjà beaucoup à l’époque et qui logeait dans les mêmes locaux que les éditions Julliard, auprès desquelles j’avais donc un rôle de conseiller — j’y avais fait publier quelques livres d’Italo Calvino, de Nabokov et de Primo Levi mais cela ne représentait guère plus de trois ou quatre livres par an. Or Christian était précisément en quête d’un second souffle ; on sortait en effet de cette période “militante” au cours de laquelle il avait publié de nombreux livres “post soixante-huitards” et il aspirait à créer quelque chose de nouveau, aux côtés des collections de Lacassin, de Paul Zumthor — “Bibliothèque médiévale” — ou d’Hubert Juin — “Fin de siècle”. Nous nous sommes donc mis d’accord sur ce projet de rééditer certains titres étrangers épuisés mais je voulais des couvertures illustrées pleine page et je savais pouvoir compter sur les goûts d’esthète de Christian Bourgois pour mettre au point de belles couvertures. J’ai beaucoup aimé celles qu’il avait imaginées, elles ont exercé une influence certaine sur d’autres collections. Ç’a été le visage d’une certaine modernité en la matière. Et “Domaine Étranger” a démarré. Nous avons eu d’emblée un gros succès d’estime ; nous recevions énormément de courrier de la part de lecteurs qui étaient ravis de pouvoir lire ou relire des œuvres devenues impossibles à trouver dans le circuit du livre neuf. Sur ce catalogue de départ, j’ai greffé des auteurs plus contemporains comme Jim Harrison, ou John Fante –une orientation qui a aussi infléchi celle des éditions Christian Bourgois, lesquelles ont accentué alors le virage vers le roman étranger surtout anglo-saxon qu’elles avaient déjà emprunté avec les auteurs de la Beat Generation comme Burroughs ou Ginsberg.
Pendant les douze premières années — de 80 à 92, 92 étant la date à laquelle Christian Bourgois a dû quitter le groupe qui s’appelait encore à l’époque le Groupe de la Cité — j’ai participé à ce duo qui a bâti et animé cette collection. Mais, pour dire la vérité, je n’avais pas prévu que cette activité éditoriale prendrait autant d’ampleur — je m’occupais de mon cabinet d’avocat qui m’apportait déjà beaucoup de satisfaction et je n’ambitionnais nullement de devenir éditeur à temps plein.
En tant que directeur de collection, je pensais fournir au plus une douzaine de titres par an mais, au vu du succès que remportait “Domaine Étranger”, Christian m’a demandé d’accroître la production et lorsqu’on a créé “Grands Détectives” en 1983, j’ai dû restreindre le temps que je consacrais au jazz !
Toujours est-il que j’ai maintenu cette double orientation professionnelle qui est encore d’actualité aujourd’hui — avocat spécialisé dans les droits d’auteurs et l’audiovisuel d’une part et directeur de collection “militant” d’autre part. Je dis “militant” parce qu’à travers les deux collections que j’ai créées (“Domaine Étranger” puis “Grands Détectives”), j’ai toujours voulu perpétuer et encourager le goût de la lecture. J’ai souhaité le faire en proposant des livres — souvent négligés par les autres éditeurs — se tenant, si l’on veut, à mi-distance entre le roman populaire et une littérature plus exigeante qu’on appelle en anglais high brow — c’est-à-dire “à grand front”, “intello” comme on dirait en français. Une mi-distance tirée vers des registres assez élevés cependant : les livres d’Imre Kertesz ou de Primo Lévi –pour ne citer que ces deux là — se situent bien au-delà de la ligne médiane séparant le roman populaire et, mettons, James Joyce — pour prendre un exemple de littérature particulièrement intellectuelle.
Je pense que ce désir d’œuvrer à la promotion d’une littérature de divertissement mais de qualité tient à mes origines tant géographiques que sociales : comme je vous le disais, je suis enfant d’immigrés, et quand je demandais à mon père “pourquoi la France”, il me répondait invariablement : “Parce que c’est le pays de Hugo, Zola et Anatole France.” Autrement dit des grands auteurs qui ont défendu les droits de l’Homme. J’ai tôt compris que la lecture est littéralement un facteur de réussite sociale (et pas seulement un divertissement) !
Et les éditions 10/18 elles-mêmes, comment sont-elles nées ?
Le concept a été imaginé par Paul Chanterelle — mais il est parti très vite une fois l’idée lancée. Elles ont vu le jour en 1962 au sein des éditions Plon qui, à l’époque, étaient associées, au moins partiellement, sur ce projet-là, avec les éditions Julliard par le biais d’une filiale commune, l’Union Générale d’édition. La direction littéraire de 10/18, pendant ses premières années, a été assurée par Michel-Claude Jalard — qui travaillait lui aussi pour Jazz Magazine. J’avais d’ailleurs eu un premier contact avec lui vers 1965 ou 66 et j’avais à ce moment-là évoqué quelques titres de livres que je souhaitais voir réédités… mais il n’y avait pas eu de suite.
Jalard a dirigé 10/18 pendant six ans et, en 1968, Plon puis Julliard ont été rachetées par les Presses de la Cité. Christian Bourgois, qui était déjà chez Julliard, est devenu le directeur de la collection 10/18 — et ce jusqu’en 1992. Quant à moi, je suis ce qu’on appelle un “collaborateur extérieur” à la maison — mais cette position n’en a pas moins été déterminante puisque 80 % des titres du catalogue 10/18 font partie de l’une ou l’autre de mes collections.
Ainsi les premiers titres qui ont figuré au catalogue de “Domaine Étranger” étaient de ceux qui étaient devenus introuvables en Livre De Poche. Ces livres sont passés du Livre de Poche chez 10/18 — comment le transfert s’est-il opéré ?
En fait il n’y a pas eu de transfert à proprement parler ; ce qui s’est passé découle simplement de la manière dont sont gérés les droits d’auteurs. Je vais tâcher de vous en expliquer les grandes lignes — et je vais partir de l’exemple des romans étrangers, même si le système est un peu plus complexe. Quand un éditeur français souhaite publier un roman étranger, il contacte un agent littéraire installé à Paris — ils ne sont pas plus d’une dizaine sur la place — qui est lui-même le correspondant en France de l’agent de l’auteur ou de l’éditeur étranger. Et c’est par l’intermédiaire de cet agent français que vont se négocier les droits de traduction en français du roman en question. Tant que le titre est exploité en grand format, l’éditeur détient aussi les droits “poche” — droits qui sont généralement cédés à un éditeur spécialisé dans les formats “poche”, sauf si l’éditeur qui publie la version grand format a sa propre collection de poche, comme Gallimard avec “Folio” ou Le Seuil avec “Points”. Alors quand un livre cesse d’être exploité par l’éditeur de grand format, les droits reviennent à l’auteur qui reprend ses droits. Il en va de même pour le poche à quelques détails près.
Donc pour “Domaine Étranger”, j’ai racheté aux agents littéraires des droits qui leur étaient revenus puisque soit Le Livre de Poche — qui était à l’époque en situation de quasi-monopole et avait raflé tous les titres des éditeurs qui n’avaient pas de filiale “poche” directe — soit les éditeurs grand format avaient cessé d’exploiter certains de ces livres. Et je peux dire que ces agents ont été ravis de nous voir arriver Christian Bourgois et moi. On leur achetait des choses qu’ils considéraient comme des brocanteurs regardent des meubles un peu usés dont personne ou presque ne voulait plus… Mais cette période bénie n’a pas duré : dans le sillage du succès remporté par “Domaine Étranger”, beaucoup d’éditeurs ont lancé leur collection de poche et plus généralement le vent a soufflé dans les voiles des romans étrangers. Bien évidemment, la valeur des droits a subi une certaine inflation…
Mais en vingt-cinq ans, la situation a beaucoup évolué. Aujourd’hui, 10/18 fait partie du deuxième groupe d’édition français, Editis, ainsi que d’Univers poche — la filiale poche de ce groupe, qui comprend aussi Pocket, Pocket jeunesse, et Fleuve Noir. Les maisons grand format du groupe (Robert Laffont, Belfond, Plon) ont désormais 10/18 et Pocket pour “débouché naturel” de leurs titres en poche — ce qui draine de nombreuses nouveautés. Il s’est ensuivi, sous la houlette de Jean-Claude Dubost, une “modernisation” de la ligne éditoriale : nous continuons à rééditer d’anciens titres, mais au lieu de publier une nouveauté pour dix ou douze rééditions comme à nos débuts, nous sortons aujourd’hui à peu près autant de nouveaux titres que de titres épuisés voire davantage. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer à La Découverte — une autre maison du groupe Editis — “Culte fiction”, une collection qui repose sur le même principe que “Domaine Étranger” à son origine et reprend des œuvres dont 10/18 à son tour a perdu les droits. Nous rééditons, entre autres, Traven, Nancy Mitford, Edith Wharton, P.G. Wodehouse. C’est une collection très patrimoniale et ce changement d’éditeur va dans le sens du “marché” : je pense en effet qu’un même éditeur ne peut pas exploiter perpétuellement les mêmes titres.
Aux USA par exemple, en dehors de quelques grands classiques comme Dashiell Hammett qui est toujours publié chez le même éditeur, les auteurs changent de maison : on les trouve pendant cinq ans chez telle maison, puis ensuite ailleurs… et chaque republication lui donne un “coup de jeune”. À rééditer toujours les mêmes titres, on risque de s’enliser, et c’est particulièrement sensible au niveau des étals des libraires : ça ne bouge plus ! Mais quand on oublie de réimprimer certains des grands auteurs du fonds, comme Saki par exemple, les libraires viennent frapper à la porte pour nous les réclamer : ils sont meilleurs que nous !
Cela étant, les maisons du groupe ne sont pas nos seules “pourvoyeuses” et 10/18 travaille toujours beaucoup avec les petits éditeurs — petits par la taille mais grands par le talent. C’est ainsi que nous avons récemment acheté pas mal de titres à l’Esprit des Péninsules, et à notre catalogue figurent un assez grand nombre de livres provenant des éditions Gaïa.
Vous publiez aussi quelques inédits, ainsi que Le Livre de Poche alors qu’à la base, une collection dite “de poche” est censée remettre en circulation des titres déjà édités. De quand date cette politique éditoriale ?
En fait, on a commencé à publier beaucoup d’inédits en “Grands Détectives”. 80 % des titres de la collection sont des inédits qu’on fait traduire pour une publication directe en poche. Cela découle d’une conviction personnelle : j’ai toujours pensé que le format poche est le véhicule naturel du roman policier. À quelques exceptions près comme Le Carré ou Simenon, je n’ai jamais eu très envie de lire un polar en grand format ; il me semble que le format poche se prête mieux à ce genre littéraire.
C’est en voyant le succès que remportait la collection et parce qu’on parvenait à amortir les frais — plus élevés pour des inédits puisqu’à l’achat des droits il faut ajouter le coût de la traduction — qu’avec Leonello Brandolini on a décidé de publier aussi des inédits dans “Domaine Étranger”. Cela a renforcé l’image d’éditeur de 10/18, qui n’a plus été perçu comme un simple repreneur de titres déjà publiés.
Puisque vous évoquez les “Grands Détectives” — cette autre collection 10/18 que vous avez fondée et que vous dirigez — pourriez-vous nous en raconter la genèse ?
Quand j’évoque “Grands Détectives”, j’aime à dire qu’étant assez collectionneur — il vous suffit de regarder cette pièce… [le vaste bureau, clair et spacieux, laisse voir, outre les livres entassés à même le sol ou rangés en de grands rayonnages (on s’en serait douté…) foultitude de figurines, sculptures, et autres objets divers…], j’avais accumulé la quasi-totalité des livres reçus en service de presse pour ma chronique de polars à L’Observateur — que j’avais débutée en 1966 ! Cela représentait beaucoup de livres qui faisaient le désespoir de ma femme mais, parmi ceux-là, bon nombre étaient devenus introuvables. J’avais, dans mes réflexions nocturnes, réalisé que des séries se dessinaient, avec des héros récurrents, et qu’il y avait là matière à constituer une autre collection — les “Grands Détectives” justement. Et puis j’avais parfois l’impression, quand je passais devant mes rayonnages, que ces héros sortaient la tête des volumes et me disaient “Et nous, alors ? Dans “Domaine Étranger” tu as réédité plein de choses, et nous tu nous laisses croupir dans les vieilles éditions qu’on ne trouve plus ?“
Fort du succès de “Domaine Étranger”, j’ai donc suggéré à Christian Bourgois — toujours lui — de lancer cette collection “Grands Détectives”. Nous avons été encouragés dans notre projet par Claude Roy, qui appréciait beaucoup les romans de Van Gulik dont le héros est le juge Ti et qui a d’emblée proposé de nous préparer un petit texte pour cette série. Là encore, comme avec “Domaine Étranger”, le succès a largement dépassé ce que nous espérions. On vend aujourd’hui plus d’un million et demi de “Grands Détectives” chaque année ! Comme je vous le disais, j’étais loin de penser que je serais autant mobilisé par ces deux collections. Car à l’origine, j’avais seulement pour ambition de ne pas quitter tout à fait l’édition, ce qui me donnait l’occasion de fréquenter des personnalités comme Bernard de Fallois et Christian Bourgois et de contribuer à entretenir le goût de la lecture avec de bons livres de divertissement face à la menace de l’audiovisuel !
Les “Grands Détectives” sont essentiellement des romans étrangers. Est-ce à dire qu’avant le lancement de la collection, il n’y avait pas de polars dans “Domaine Étranger” ?
Il ne faut pas oublier que “Grands Détectives” obéit à un concept précis : il doit y avoir un héros récurrent, et un contexte historique et/ou géographique particulier ; les parutions sont bien centrées, de manière à ne pas décontenancer le public qui a affaire à un contenu de collection cohérent. Les romans noirs qui ne répondent pas à ces critères — par exemple les livres de Richard Price, aux Presses de la Cité — se retrouvent donc, tout naturellement, dans “Domaine Étranger”. Et je pense qu’il y en aura de plus en plus : j’ai fait notamment acheter les droits de plusieurs livres de David Goodis — un auteur qu’affectionnait François Truffaut : ils vont reparaître en “Domaine Étranger”.
Pour les 25 ans de “Domaine Étranger”, y a-t-il des manifestations prévues ?
Non, pas de manifestations particulières, mais de gros efforts au niveau des librairies auxquelles on va fournir du matériel PLV. Cela dit, c’est un domaine qui m’est étranger si vous me permettez ce mauvais jeu de mot ! Et un concours est lancé auprès des libraires : on leur a envoyé une liste de vingt-cinq titres phares de la collection — un par an — et on va leur demander de choisir leurs livres préférés.
Et puis nous allons surtout rééditer des grands classiques du fonds qui étaient manquants depuis un certain temps — on va essayer d’en faire vingt-cinq — dont on va pour l’occasion refaire les couvertures. On envisage aussi de nouvelles traductions pour des chefs-d’œuvre un peu anciens — mais ce n’est pas pour cette année.
Qu’est-ce qui s’annonce à l’horizon de “Domaine Étranger”, après cet anniversaire ?
Nous allons poursuivre dans la voie amorcée, à savoir publier davantage de nouveautés et d’inédits. Le spectre des registres littéraires accueillis au sein de la collection va aussi s’élargir, une place plus grande sera faite au roman noir comme je l’ai dit, ainsi qu’à des textes d’ “aventures humaines”. Mais ce n’est là qu’une évolution logique du concept de base, qui était, par sa souplesse même — offrir des livres de divertissement et de qualité — destiné à évoluer. Et puis la problématique qui avait mené à la création de 10/18 — un vide en littérature étrangère qui nécessitait la remise à disposition d’un certain nombre de titres — n’est évidemment plus la même. Disons qu’aujourd’hui, je me sens un peu moins missionnaire ! Quoique… le challenge maintenant consiste à faire le bon choix dans une production éditoriale vraiment foisonnante comme les statistiques nous l’enseignent et qui ne se caractérise pas toujours par un grand souci d’exigence. Ça me fait penser au mot fameux de Léon Bloy — ou de Villiers de l’Isle-Adam, je ne sais plus - sur la presse de son temps : À genoux devant le public !
Heureusement je ne suis plus tout seul pour une tâche qui prend de telles proportions. De la sorte, les responsabilités sont partagées. Il y a vingt-cinq ans on pouvait jouer en solo ou en duo, en 2005 place aux polyphonies corses ! Et puis ça me permet de faire à nouveau une large part au jazz dans mon emploi du temps “culturel” !
La sélection des 25 ans :
S. Maugham, Le Fil du rasoir
I. Calvino, Marcovaldo
J. Austen, Raison et sentiments
R. Brautigan, Un privé à Babylone
H. Selby, Le Démon
J. Harrison, Légendes d’automne
P.G. Woodehouse, Jeeves dans les coulisses
C. Pottock, L’Élu
B. Easton Ellis, Moins que zéro
J. Kennedy Toole, La Conjuration des imbéciles
T. Sharpe, Mêlée ouverte au Zoulouland
K. Ishiguro, Les Vestiges du jour
D. Parker, Comme une valse
H. Kureishi, Le Bouddha de banlieue
T. Morrison, Beloved
J. GuimaraesRosa, Diadorim
M. Rigoni-Stern, Le Sergent dans la neige
S. McCauley, L’objet de mon affection
T. Burton, La triste fin du petit Enfant Huître et autres histoires
N. Hornby, Haute fidélité
A. Maupin, Chroniques de San Francisco
L. Extebarria, Amour, Prozac et autres curiosités
I. Kertesz, Être sans destin
B. Udall, Le Destin miraculeux d’Edgar Mint
R. Russo, Le Déclin de l’empire Whiting
Propos recueillis par isabelle roche le 23 février 2005. |
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