Entretien avec Jean-Claude Zylberstein (collection “Domaine Étranger”, éditions 10/18)

Il y a 25 ans, JC Zyl­ber­stein met­tait en oeuvre, à tra­vers la col­lec­tion Domaine étran­ger, un cer­tain mili­tan­tisme littéraire…

Voilà vingt-cinq ans qu’au sein des édi­tions 10/18 nais­sait la col­lec­tion “Domaine Étran­ger”, ima­gi­née par Jean-Claude Zyl­ber­stein. Concept nova­teur en son temps, cette col­lec­tion a connu quelques évo­lu­tions au fil des années et à su s’adapter à l’efflorescence des ini­tia­tives édi­to­riales sus­ci­tées par le suc­cès qu’elle rem­porta dès ses débuts. Sans doute parce que cette col­lec­tion de poche a une vraie “cou­leur” qui est propre — il n’est qu’à regar­der le cata­logue d’un peu près et l’on a tôt fait de s’en rendre compte : il y a une “cou­leur Domaine Étran­ger” déce­lable par-delà la diver­sité des registres lit­té­raires et des pays repré­sen­tés, aussi sin­gu­lière que dif­fi­cile à défi­nir mais que l’on res­sent confu­sé­ment, au plus pro­fond de soi.
Ce sen­ti­ment se pré­cise dès lors que l’on écoute Jean-Claude Zyl­ber­stein évo­quer la genèse de “Domaine Étran­ger” à tra­vers son his­toire per­son­nelle. Avo­cat et édi­teur, fou de jazz et de polars — des mots qui, on le sait,
vont très bien ensemble - il montre, au long de cet exposé pas­sion­nant, qu’il sait aussi être un excellent conteur, tels ces story tel­lers qu’il appré­cie tant.
À peine la pre­mière ques­tion — si vaste… — posée, la parole vient, facile ; le pro­pos est à la fois élé­gant, sérieux, et léger, mar­qué peut-être d’un soup­çon de nos­tal­gie à l’évocation de ces années bouillon­nantes des com­men­ce­ments. N’ayons pas peur des mots : un charme opère. Du même ordre que celui dis­tillé par les notes jazzy accom­pa­gnant cer­taines images mythiques du 7e art…


Pourriez-vous tout d’abord vous pré­sen­ter et expli­quer un peu votre par­cours d’éditeur ?
Jean-Claude Zyl­ber­stein :
C’
est une ques­tion dif­fi­cile parce que je crois que j’ai beau­coup changé au fil des années — et la réponse à “qui je suis” ne sera pas la même selon l’époque à laquelle je me réfère. Au sur­plus, je dois dire que les livres sont plus inté­res­sants que ceux qui les éditent mais puisque c’est une figure impo­sée, allons-y ! Qui étais-je en 1980, quand j’ai pro­posé le concept de “Domaine Étran­ger” à Chris­tian Bour­gois, qui diri­geait alors les édi­tions 10/18 ? J’étais un jeune tar­dif avo­cat — jeune parce qu’âgé de 35 ans, et tar­dif parce que d’ordinaire, on devient avo­cat tout de suite après avoir ter­miné un cur­sus de droit… Mais reve­nir sur ce que j’ai fait avant de deve­nir avo­cat sera de nature, je pense, à éclai­rer le per­son­nage !
À 20 ans, lorsque j’ai com­mencé mes études de droit, l’idée de pas­ser ma vie à m’occuper de divorces, de baux com­mer­ciaux et d’accidents ne me sédui­sait pas du tout — dans mon igno­rance d’enfant d’immigrés, je croyais que c’était là le seul hori­zon qui se pré­sen­tait à moi ; or j’étais bien plus inté­ressé par les livres, la musique — et acces­soi­re­ment par les jeunes filles. J’étais alors plus enclin à aller me pro­me­ner au Père-Lachaise qu’à fré­quen­ter les amphis les jours d’examens… J’avais une vraie pas­sion pour le jazz et les livres, ce qui m’a conduit au jour­na­lisme spé­cia­lisé. J’ai ainsi tra­vaillé pour Jazz Maga­zine, pro­priété de Ténot et Fili­pac­chi, qui orga­ni­saient beau­coup de concerts, où j’étais un peu le talen­tueux grouillot de ser­vice (parce que je par­lais cou­ram­ment l’anglais) : j’allais cher­cher John Col­trane à l’aéroport, je pre­nais le petit déjeu­ner avec Duke Elling­ton… et autres fan­tai­sies du même genre. Et sans me rendre compte à l’époque que je fré­quen­tais des gens qui allaient deve­nir de véri­tables icônes de la culture du XXe siècle ! Et puis très vite je me suis occupé aussi de la rubrique “romans poli­ciers” de L’Observateur.
Á l’époque, je m’étais déjà pris de pas­sion, en paral­lèle, pour l’œuvre de Jean Paul­han, qui a dirigé la Nou­velle Revue fran­çaise entre les deux guerres et qui a été l’éminence grise des édi­tions Gal­li­mard jusque dans les années 60. Je suis devenu son secré­taire par­ti­cu­lier — je me suis d’ailleurs occupé de l’édition de ses œuvres com­plètes ainsi que de sa cor­res­pon­dance mais qui n’a été publiée que bien après — puis, après Mai 68, j’ai été engagé dans une mai­son d’édition. Jusqu’à ce que j’en sois licen­cié en 1970 — non sans mal, au demeu­rant ! Je crois que je dois ce licen­cie­ment, et donc la pos­si­bi­lité de tou­cher des allo­ca­tions de chô­mage, à l’intervention de Georges Sime­non que j’étais allé inter­vie­wer et qui connais­sait bien le patron de cette mai­son. J’ai mis à pro­fit cette période d’indemnisation — un an et demi à l’époque — pour retour­ner à la faculté. J’étais cette fois très motivé pour obte­nir mon diplôme d’avocat : d’une part j’étais le dos au mur sur le plan maté­riel, car je savais que mes chro­niques de jazz et de polars ne pour­raient pas assu­rer la sub­sis­tance d’une famille — c’est une acti­vité bien trop plai­sante pour pou­voir en plus exi­ger d’en vivre ! — et d’autre part, j’avais pris conscience qu’on pou­vait exer­cer le métier d’avocat dans la branche qui me pas­sion­nait, à savoir le domaine des droits d’auteur, droits voi­sins, audio­vi­suel… etc.
Je suis donc devenu un étu­diant très zélé, qui désor­mais décro­chait de très bonnes notes — cela dit sans fatuité aucune — et je pen­sais bien dire adieu au monde de l’édition, tout en me réser­vant la pos­si­bi­lité de conser­ver une petite acti­vité jour­na­lis­tique car il est tou­jours très agréable de rece­voir des disques et des livres par la Poste ! Mais à ce moment-là j’ai ren­con­tré Ber­nard de Fal­lois, qui diri­geait à l’époque Le Livre De Poche ; nous avons beau­coup sym­pa­thisé et une grande ami­tié est née. C’est ainsi que j’ai gardé un pied dans l’édition en tra­vaillant à ses côtés — d’abord au Livre de Poche puis chez Jul­liard — après être devenu avo­cat, en 1973.
À la fin des années 70, j’ai com­mencé à conce­voir le pro­jet de réédi­ter des romans étran­gers deve­nus introu­vables, par exemple ceux de E.M. Fors­ter, de Salin­ger, de Gra­ham Greene, Mau­gham, Edith Whar­ton ou Doro­thy Par­ker… des auteurs qu’on range habi­tuel­le­ment dans la caté­go­rie des story tel­lers, des “racon­teurs d’histoires” par oppo­si­tion à ces auteurs fran­çais un peu guin­dés, influen­cés par les sciences humaines et, convenons-en, un peu nom­bri­listes, qui tenaient à l’époque le haut du pavé (les mau­vaises langues disent que ce n’est pas fini). J’avais en ma pos­ses­sion beau­coup de ces titres, dans de vieilles édi­tions, et je me disais qu’il était fort dom­mage de ne plus pou­voir les trou­ver en librai­rie. J’ai fini par par­ler de ce pro­jet à Chris­tian Bour­gois, que j’admirais déjà beau­coup à l’époque et qui logeait dans les mêmes locaux que les édi­tions Jul­liard, auprès des­quelles j’avais donc un rôle de conseiller — j’y avais fait publier quelques livres d’Italo Cal­vino, de Nabo­kov et de Primo Levi mais cela ne repré­sen­tait guère plus de trois ou quatre livres par an. Or Chris­tian était pré­ci­sé­ment en quête d’un second souffle ; on sor­tait en effet de cette période “mili­tante” au cours de laquelle il avait publié de nom­breux livres “post soixante-huitards” et il aspi­rait à créer quelque chose de nou­veau, aux côtés des col­lec­tions de Lacas­sin, de Paul Zum­thor — “Biblio­thèque médié­vale” — ou d’Hubert Juin — “Fin de siècle”. Nous nous sommes donc mis d’accord sur ce pro­jet de réédi­ter cer­tains titres étran­gers épui­sés mais je vou­lais des cou­ver­tures illus­trées pleine page et je savais pou­voir comp­ter sur les goûts d’esthète de Chris­tian Bour­gois pour mettre au point de belles cou­ver­tures. J’ai beau­coup aimé celles qu’il avait ima­gi­nées, elles ont exercé une influence cer­taine sur d’autres col­lec­tions. Ç’a été le visage d’une cer­taine moder­nité en la matière. Et “Domaine Étran­ger” a démarré. Nous avons eu d’emblée un gros suc­cès d’estime ; nous rece­vions énor­mé­ment de cour­rier de la part de lec­teurs qui étaient ravis de pou­voir lire ou relire des œuvres deve­nues impos­sibles à trou­ver dans le cir­cuit du livre neuf. Sur ce cata­logue de départ, j’ai greffé des auteurs plus contem­po­rains comme Jim Har­ri­son, ou John Fante –une orien­ta­tion qui a aussi inflé­chi celle des édi­tions Chris­tian Bour­gois, les­quelles ont accen­tué alors le virage vers le roman étran­ger sur­tout anglo-saxon qu’elles avaient déjà emprunté avec les auteurs de la Beat Gene­ra­tion comme Bur­roughs ou Gins­berg.
Pendant les douze pre­mières années — de 80 à 92, 92 étant la date à laquelle Chris­tian Bour­gois a dû quit­ter le groupe qui s’appelait encore à l’époque le Groupe de la Cité — j’ai par­ti­cipé à ce duo qui a bâti et animé cette col­lec­tion. Mais, pour dire la vérité, je n’avais pas prévu que cette acti­vité édi­to­riale pren­drait autant d’ampleur — je m’occupais de mon cabi­net d’avocat qui m’apportait déjà beau­coup de satis­fac­tion et je n’ambitionnais nul­le­ment de deve­nir édi­teur à temps plein.
En tant que direc­teur de col­lec­tion, je pen­sais four­nir au plus une dou­zaine de titres par an mais, au vu du suc­cès que rem­por­tait “Domaine Étran­ger”, Chris­tian m’a demandé d’accroître la pro­duc­tion et lorsqu’on a créé “Grands Détec­tives” en 1983, j’ai dû res­treindre le temps que je consa­crais au jazz !
Tou­jours est-il que j’ai main­tenu cette double orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle qui est encore d’actualité aujourd’hui — avo­cat spé­cia­lisé dans les droits d’auteurs et l’audiovisuel d’une part et direc­teur de col­lec­tion “mili­tant” d’autre part. Je dis “mili­tant” parce qu’à tra­vers les deux col­lec­tions que j’ai créées (“Domaine Étran­ger” puis “Grands Détec­tives”), j’ai tou­jours voulu per­pé­tuer et encou­ra­ger le goût de la lec­ture. J’ai sou­haité le faire en pro­po­sant des livres — sou­vent négli­gés par les autres édi­teurs — se tenant, si l’on veut, à mi-distance entre le roman popu­laire et une lit­té­ra­ture plus exi­geante qu’on appelle en anglais high brow — c’est-à-dire “à grand front”, “intello” comme on dirait en fran­çais. Une mi-distance tirée vers des registres assez éle­vés cepen­dant : les livres d’Imre Ker­tesz ou de Primo Lévi –pour ne citer que ces deux là — se situent bien au-delà de la ligne médiane sépa­rant le roman popu­laire et, met­tons, James Joyce — pour prendre un exemple de lit­té­ra­ture par­ti­cu­liè­re­ment intel­lec­tuelle.
Je pense que ce désir d’œuvrer à la pro­mo­tion d’une lit­té­ra­ture de diver­tis­se­ment mais de qua­lité tient à mes ori­gines tant géo­gra­phiques que sociales : comme je vous le disais, je suis enfant d’immigrés, et quand je deman­dais à mon père “pour­quoi la France”, il me répon­dait inva­ria­ble­ment : “Parce que c’est le pays de Hugo, Zola et Ana­tole France.” Autre­ment dit des grands auteurs qui ont défendu les droits de l’Homme. J’ai tôt com­pris que la lec­ture est lit­té­ra­le­ment un fac­teur de réus­site sociale (et pas seule­ment un divertissement) !

 

Et les édi­tions 10/18 elles-mêmes, com­ment sont-elles nées ?
Le concept a été ima­giné par Paul Chan­te­relle — mais il est parti très vite une fois l’idée lan­cée. Elles ont vu le jour en 1962 au sein des édi­tions Plon qui, à l’époque, étaient asso­ciées, au moins par­tiel­le­ment, sur ce projet-là, avec les édi­tions Jul­liard par le biais d’une filiale com­mune, l’Union Géné­rale d’édition. La direc­tion lit­té­raire de 10/18, pen­dant ses pre­mières années, a été assu­rée par Michel-Claude Jalard — qui tra­vaillait lui aussi pour Jazz Maga­zine. J’avais d’ailleurs eu un pre­mier contact avec lui vers 1965 ou 66 et j’avais à ce moment-là évo­qué quelques titres de livres que je sou­hai­tais voir réédi­tés… mais il n’y avait pas eu de suite.
Jalard a dirigé 10/18 pen­dant six ans et, en 1968, Plon puis Jul­liard ont été rache­tées par les Presses de la Cité. Chris­tian Bour­gois, qui était déjà chez Jul­liard, est devenu le direc­teur de la col­lec­tion 10/18 — et ce jusqu’en 1992. Quant à moi, je suis ce qu’on appelle un “col­la­bo­ra­teur exté­rieur” à la mai­son — mais cette posi­tion n’en a pas moins été déter­mi­nante puisque 80 % des titres du cata­logue 10/18 font par­tie de l’une ou l’autre de mes collections. 

Ainsi les pre­miers titres qui ont figuré au cata­logue de “Domaine Étran­ger” étaient de ceux qui étaient deve­nus introu­vables en Livre De Poche. Ces livres sont pas­sés du Livre de Poche chez 10/18 — com­ment le trans­fert s’est-il opéré ?
E
n fait il n’y a pas eu de trans­fert à pro­pre­ment par­ler ; ce qui s’est passé découle sim­ple­ment de la manière dont sont gérés les droits d’auteurs. Je vais tâcher de vous en expli­quer les grandes lignes — et je vais par­tir de l’exemple des romans étran­gers, même si le sys­tème est un peu plus com­plexe. Quand un édi­teur fran­çais sou­haite publier un roman étran­ger, il contacte un agent lit­té­raire ins­tallé à Paris — ils ne sont pas plus d’une dizaine sur la place — qui est lui-même le cor­res­pon­dant en France de l’agent de l’auteur ou de l’éditeur étran­ger. Et c’est par l’intermédiaire de cet agent fran­çais que vont se négo­cier les droits de tra­duc­tion en fran­çais du roman en ques­tion. Tant que le titre est exploité en grand for­mat, l’éditeur détient aussi les droits “poche” — droits qui sont géné­ra­le­ment cédés à un édi­teur spé­cia­lisé dans les for­mats “poche”, sauf si l’éditeur qui publie la ver­sion grand for­mat a sa propre col­lec­tion de poche, comme Gal­li­mard avec “Folio” ou Le Seuil avec “Points”. Alors quand un livre cesse d’être exploité par l’éditeur de grand for­mat, les droits reviennent à l’auteur qui reprend ses droits. Il en va de même pour le poche à quelques détails près.
Donc pour “Domaine Étran­ger”, j’ai racheté aux agents lit­té­raires des droits qui leur étaient reve­nus puisque soit Le Livre de Poche — qui était à l’époque en situa­tion de quasi-monopole et avait raflé tous les titres des édi­teurs qui n’avaient pas de filiale “poche” directe — soit les édi­teurs grand for­mat avaient cessé d’exploiter cer­tains de ces livres. Et je peux dire que ces agents ont été ravis de nous voir arri­ver Chris­tian Bour­gois et moi. On leur ache­tait des choses qu’ils consi­dé­raient comme des bro­can­teurs regardent des meubles un peu usés dont per­sonne ou presque ne vou­lait plus… Mais cette période bénie n’a pas duré : dans le sillage du suc­cès rem­porté par “Domaine Étran­ger”, beau­coup d’éditeurs ont lancé leur col­lec­tion de poche et plus géné­ra­le­ment le vent a souf­flé dans les voiles des romans étran­gers. Bien évi­dem­ment, la valeur des droits a subi une cer­taine infla­tion…
Mais en vingt-cinq ans, la situa­tion a beau­coup évo­lué. Aujourd’hui, 10/18 fait par­tie du deuxième groupe d’édition fran­çais, Edi­tis, ainsi que d’Univers poche — la filiale poche de ce groupe, qui com­prend aussi Pocket, Pocket jeu­nesse, et Fleuve Noir. Les mai­sons grand for­mat du groupe (Robert Laf­font, Bel­fond, Plon) ont désor­mais 10/18 et Pocket pour “débou­ché natu­rel” de leurs titres en poche — ce qui draine de nom­breuses nou­veau­tés. Il s’est ensuivi, sous la hou­lette de Jean-Claude Dubost, une “moder­ni­sa­tion” de la ligne édi­to­riale : nous conti­nuons à réédi­ter d’anciens titres, mais au lieu de publier une nou­veauté pour dix ou douze réédi­tions comme à nos débuts, nous sor­tons aujourd’hui à peu près autant de nou­veaux titres que de titres épui­sés voire davan­tage. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer à La Décou­verte — une autre mai­son du groupe Edi­tis — “Culte fic­tion”, une col­lec­tion qui repose sur le même prin­cipe que “Domaine Étran­ger” à son ori­gine et reprend des œuvres dont 10/18 à son tour a perdu les droits. Nous réédi­tons, entre autres, Tra­ven, Nancy Mit­ford, Edith Whar­ton, P.G. Wode­house. C’est une col­lec­tion très patri­mo­niale et ce chan­ge­ment d’éditeur va dans le sens du “mar­ché” : je pense en effet qu’un même édi­teur ne peut pas exploi­ter per­pé­tuel­le­ment les mêmes titres.
Aux USA par exemple, en dehors de quelques grands clas­siques comme Dashiell Ham­mett qui est tou­jours publié chez le même édi­teur, les auteurs changent de mai­son : on les trouve pen­dant cinq ans chez telle mai­son, puis ensuite ailleurs… et chaque repu­bli­ca­tion lui donne un “coup de jeune”. À réédi­ter tou­jours les mêmes titres, on risque de s’enliser, et c’est par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible au niveau des étals des libraires : ça ne bouge plus ! Mais quand on oublie de réim­pri­mer cer­tains des grands auteurs du fonds, comme Saki par exemple, les libraires viennent frap­per à la porte pour nous les récla­mer : ils sont meilleurs que nous !
Cela étant, les mai­sons du groupe ne sont pas nos seules “pour­voyeuses” et 10/18 tra­vaille tou­jours beau­coup avec les petits édi­teurs — petits par la taille mais grands par le talent. C’est ainsi que nous avons récem­ment acheté pas mal de titres à l’Esprit des Pénin­sules, et à notre cata­logue figurent un assez grand nombre de livres pro­ve­nant des édi­tions Gaïa.

 

Vous publiez aussi quelques inédits, ainsi que Le Livre de Poche alors qu’à la base, une col­lec­tion dite “de poche” est cen­sée remettre en cir­cu­la­tion des titres déjà édi­tés. De quand date cette poli­tique édi­to­riale ?
En fait, on a com­mencé à publier beau­coup d’inédits en “Grands Détec­tives”. 80 % des titres de la col­lec­tion sont des inédits qu’on fait tra­duire pour une publi­ca­tion directe en poche. Cela découle d’une convic­tion per­son­nelle : j’ai tou­jours pensé que le for­mat poche est le véhi­cule natu­rel du roman poli­cier. À quelques excep­tions près comme Le Carré ou Sime­non, je n’ai jamais eu très envie de lire un polar en grand for­mat ; il me semble que le for­mat poche se prête mieux à ce genre lit­té­raire.
C’est en voyant le suc­cès que rem­por­tait la col­lec­tion et parce qu’on par­ve­nait à amor­tir les frais — plus éle­vés pour des inédits puisqu’à l’achat des droits il faut ajou­ter le coût de la tra­duc­tion — qu’avec Leo­nello Bran­do­lini on a décidé de publier aussi des inédits dans “Domaine Étran­ger”. Cela a ren­forcé l’image d’éditeur de 10/18, qui n’a plus été perçu comme un simple repre­neur de titres déjà publiés.

 

Puisque vous évo­quez les “Grands Détec­tives” — cette autre col­lec­tion 10/18 que vous avez fon­dée et que vous diri­gez — pourriez-vous nous en racon­ter la genèse ?
Quand j’évoque “Grands Détec­tives”, j’aime à dire qu’étant assez col­lec­tion­neur — il vous suf­fit de regar­der cette pièce… [le vaste bureau, clair et spa­cieux, laisse voir, outre les livres entas­sés à même le sol ou ran­gés en de grands rayon­nages (on s’en serait douté…) foul­ti­tude de figu­rines, sculp­tures, et autres objets divers…], j’avais accu­mulé la quasi-totalité des livres reçus en ser­vice de presse pour ma chro­nique de polars à L’Observateur — que j’avais débu­tée en 1966 ! Cela repré­sen­tait beau­coup de livres qui fai­saient le déses­poir de ma femme mais, parmi ceux-là, bon nombre étaient deve­nus introu­vables. J’avais, dans mes réflexions noc­turnes, réa­lisé que des séries se des­si­naient, avec des héros récur­rents, et qu’il y avait là matière à consti­tuer une autre col­lec­tion — les “Grands Détec­tives” jus­te­ment. Et puis j’avais par­fois l’impression, quand je pas­sais devant mes rayon­nages, que ces héros sor­taient la tête des volumes et me disaient “Et nous, alors ? Dans “Domaine Étran­ger” tu as réédité plein de choses, et nous tu nous laisses crou­pir dans les vieilles édi­tions qu’on ne trouve plus ?“
Fort du suc­cès de “Domaine Étran­ger”, j’ai donc sug­géré à Chris­tian Bour­gois — tou­jours lui — de lan­cer cette col­lec­tion “Grands Détec­tives”. Nous avons été encou­ra­gés dans notre pro­jet par Claude Roy, qui appré­ciait beau­coup les romans de Van Gulik dont le héros est le juge Ti et qui a d’emblée pro­posé de nous pré­pa­rer un petit texte pour cette série. Là encore, comme avec “Domaine Étran­ger”, le suc­cès a lar­ge­ment dépassé ce que nous espé­rions. On vend aujourd’hui plus d’un mil­lion et demi de “Grands Détec­tives” chaque année ! Comme je vous le disais, j’étais loin de pen­ser que je serais autant mobi­lisé par ces deux col­lec­tions. Car à l’origine, j’avais seule­ment pour ambi­tion de ne pas quit­ter tout à fait l’édition, ce qui me don­nait l’occasion de fré­quen­ter des per­son­na­li­tés comme Ber­nard de Fal­lois et Chris­tian Bour­gois et de contri­buer à entre­te­nir le goût de la lec­ture avec de bons livres de diver­tis­se­ment face à la menace de l’audiovisuel !

 

Les “Grands Détec­tives” sont essen­tiel­le­ment des romans étran­gers. Est-ce à dire qu’avant le lan­ce­ment de la col­lec­tion, il n’y avait pas de polars dans “Domaine Étran­ger” ?
Il ne faut pas oublier que “Grands Détec­tives” obéit à un concept pré­cis : il doit y avoir un héros récur­rent, et un contexte his­to­rique et/ou géo­gra­phique par­ti­cu­lier ; les paru­tions sont bien cen­trées, de manière à ne pas décon­te­nan­cer le public qui a affaire à un contenu de col­lec­tion cohé­rent. Les romans noirs qui ne répondent pas à ces cri­tères — par exemple les livres de Richard Price, aux Presses de la Cité — se retrouvent donc, tout natu­rel­le­ment, dans “Domaine Étran­ger”. Et je pense qu’il y en aura de plus en plus : j’ai fait notam­ment ache­ter les droits de plu­sieurs livres de David Goo­dis — un auteur qu’affectionnait Fran­çois Truf­faut : ils vont repa­raître en “Domaine Étranger”.

 

Pour les 25 ans de “Domaine Étran­ger”, y a-t-il des mani­fes­ta­tions pré­vues ?
Non, pas de mani­fes­ta­tions par­ti­cu­lières, mais de gros efforts au niveau des librai­ries aux­quelles on va four­nir du maté­riel PLV. Cela dit, c’est un domaine qui m’est étran­ger si vous me per­met­tez ce mau­vais jeu de mot ! Et un concours est lancé auprès des libraires : on leur a envoyé une liste de vingt-cinq titres phares de la col­lec­tion — un par an — et on va leur deman­der de choi­sir leurs livres pré­fé­rés.
Et puis nous allons sur­tout réédi­ter des grands clas­siques du fonds qui étaient man­quants depuis un cer­tain temps — on va essayer d’en faire vingt-cinq — dont on va pour l’occasion refaire les cou­ver­tures. On envi­sage aussi de nou­velles tra­duc­tions pour des chefs-d’œuvre un peu anciens — mais ce n’est pas pour cette année.

 

Qu’est-ce qui s’annonce à l’horizon de “Domaine Étran­ger”, après cet anni­ver­saire ?
Nous allons pour­suivre dans la voie amor­cée, à savoir publier davan­tage de nou­veau­tés et d’inédits. Le spectre des registres lit­té­raires accueillis au sein de la col­lec­tion va aussi s’élargir, une place plus grande sera faite au roman noir comme je l’ai dit, ainsi qu’à des textes d’ “aven­tures humaines”. Mais ce n’est là qu’une évo­lu­tion logique du concept de base, qui était, par sa sou­plesse même — offrir des livres de diver­tis­se­ment et de qua­lité — des­tiné à évo­luer. Et puis la pro­blé­ma­tique qui avait mené à la créa­tion de 10/18 — un vide en lit­té­ra­ture étran­gère qui néces­si­tait la remise à dis­po­si­tion d’un cer­tain nombre de titres — n’est évi­dem­ment plus la même. Disons qu’aujourd’hui, je me sens un peu moins mis­sion­naire ! Quoique… le chal­lenge main­te­nant consiste à faire le bon choix dans une pro­duc­tion édi­to­riale vrai­ment foi­son­nante comme les sta­tis­tiques nous l’enseignent et qui ne se carac­té­rise pas tou­jours par un grand souci d’exigence. Ça me fait pen­ser au mot fameux de Léon Bloy — ou de Vil­liers de l’Isle-Adam, je ne sais plus - sur la presse de son temps : À genoux devant le public ! 
Heu­reu­se­ment je ne suis plus tout seul pour une tâche qui prend de telles pro­por­tions. De la sorte, les res­pon­sa­bi­li­tés sont par­ta­gées. Il y a vingt-cinq ans on pou­vait jouer en solo ou en duo, en 2005 place aux poly­pho­nies corses ! Et puis ça me per­met de faire à nou­veau une large part au jazz dans mon emploi du temps “culturel” !

La sélec­tion des 25 ans :

S. Mau­gham, Le Fil du rasoir
I. Cal­vino, Mar­co­valdo
J. Aus­ten, Rai­son et sen­ti­ments
R. Brau­ti­gan,
Un privé à Baby­lone
H. Selby,
Le Démon
J. Har­ri­son, Légendes d’automne
P.G. Woo­de­house, Jeeves dans les cou­lisses
C. Pot­tock, L’Élu
B. Eas­ton Ellis,
Moins que zéro
J. Ken­nedy Toole, La Conju­ra­tion des imbé­ciles
T. Sharpe,
Mêlée ouverte au Zou­lou­land
K. Ishi­guro, Les Ves­tiges du jour
D. Par­ker, Comme une valse
H. Kurei­shi, Le Boud­dha de ban­lieue
T. Mor­ri­son, Belo­ved
J. Gui­ma­raes­Rosa, Dia­do­rim
M. Rigoni-Stern,
Le Ser­gent dans la neige
S. McCau­ley,
L’objet de mon affec­tion
T. Bur­ton,
La triste fin du petit Enfant Huître et autres his­toires
N. Hornby, Haute fidé­lité
A. Mau­pin,
Chro­niques de San Fran­cisco
L. Exte­bar­ria,
Amour, Pro­zac et autres curio­si­tés
I. Ker­tesz, Être sans des­tin
B. Udall, Le Des­tin mira­cu­leux d’Edgar Mint
R. Russo,
Le Déclin de l’empire Whi­ting

 

   
 

Pro­pos recueillis par isa­belle roche le 23 février 2005.

 
     
 

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