Les lettres réunies par Simone Malausséna commencent au moment où, en 1937, Artaud expulsé du Havre se retrouve interné à l’asile départemental d’aliénés de Seine-Maritime de Sotteville-lès-Rouen. Dès cette époque, les lettres évoquent les angoisses et la désespérance du “Momo”, le suicidé de la société. Il est ensuite placé à Paris, à l’hôpital Sainte-Anne, d’où il ne cesse d’exprimer son désir de le quitter. Mais à cet établissement succède l’asile de Ville-Évrard, où il demeurera jusqu’au 22 janvier 1943, où il s’exprime en dépit de la maladie et des privations. Parmi ces lettres, beaucoup furent retenues par l’administration. À Roger Blin ou à André Gide, à Balthus ou au chancelier Hitler, Artaud lance ses “suppôts” et ses suppliques, d’où la colère : “on a appelé ça des hommes mais c’est faux”.
On peut certes rattacher ces cris de misères à la démence et à la paranoïa mais se serait passer à côté du souffle liturgique et sacré qui anime cette langue presque dernière de Artaud, grevée du poids de la douleur. Artaud anticipe très tôt l’idée de cette écriture, “ce flux, cette nausée, ces lanières, c’est dans ceci que commence le feu. Le feu tissé en torsades de langues dans le miroitement de la terre qui s’ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. De toute sa blessure obscène il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus en langues tordues et ardentes qui portent à leur pointe des soupiraux comme de la soif ». Cette langue qui « accouche à coup de langues et de cuisses » est aussi mentale que charnelle. Elle transcende l’intelligence verbale « en copulant par le derrière le tari de l’idée de père » puisque, soudain, elle ne sert plus de repères.
Rendant des sensations nouvelles en produisant un babil indistinct pour certains et pour d’autres sublime ou puéril, cette langue fait flotter ce qu’Artaud nomme la “langue chrétienne” à l’état d’embryon. Brisant le logos, elle fait surgir des vagissements. Le mot est important car il porte en lui la force sonore d’une telle langue aussi étouffée que haletante, qui porte loin d’une pantomime confuse puisqu’elle devient souverainement expressive. Loin d’une similitude avec l’énonciation du bègue à laquelle on a voulu la réduire, elle modélise une sorte de cassure et laisse apparaître un sujet souverainement expressif. Surgit l’être d’une histoire encore sans histoire (reconnue) et sans langue.
Fruit d’une élaboration viscérale, cette langue découle d’étapes antérieures chez Artaud comme l’a bien montré Jacques Derrida dans “La Parole Soufflée” (in L’écriture et la différence, Editions de Minuit). Artaud le Momo, dans ces lettres, infuse cette langue nourrie de ce que l’auteur lui-même nomme des “xylophonies”, des “syllabes inventées”. Tout cela est conçu pour tenter de remédier à ce qu’il perçoit au sein de ceux qui l’emprisonnent et de leur langue standard comme un déficit d’être et une perte de pensée.
Face à l’impuissance dans laquelle il est condamné, Artaud tente donc de trouver autre chose que les moyens discursifs et conceptuels ambiants. Il veut ainsi faire sortir “une masse d’esprit enfouie quelque part” grâce à l’accouplement de la pensée avec la matière phonique afin que, pour reprendre une image biblique, l’esprit puisse flotter sur des eaux nouvelles.
jean-paul gavard-perret
Antonin Artaud, Lettres (1937–1943), Édition de Simone Malausséna. Préface de Serge Malausséna, introduction d’André Gassiot, Hors série Littérature, Gallimard, Paris 2015, 496 p. — 29,90 €.