Louis-Ferdinand Céline, Semmelweiss

Déjà, dans cette bio­gra­phie qui consti­tue sa thèse de méde­cine, sou­te­nue en 1924, le style sin­gu­lier de Céline est bien identifiable

C’est éta­bli, gravé dans les tables de marbre des manuels sco­laires, quoique de façon un peu moins directe, Céline est un sale con, un hor­rible bon­homme, fas­ciste ou anar­chiste d’extrême droite selon les sen­si­bi­li­tés, et un grand écrivain.

Semmel­weiss n’est pas à pro­pre­ment par­ler sa pre­mière œuvre, c’est un mémoire de thèse, un très bon mémoire, et comme tous les excel­lents devoirs, il per­met autant de véri­fier les talents de l’auteur que l’intérêt du sujet : Sem­mel­weiss est un méde­cin hon­grois, décou­vreur de l’asepsie dans les dis­pen­saires vien­nois du XIXe siècle où les pau­vresses venaient don­ner la vie et perdre la leur. Mieux valait alors accou­cher dans la rue, les cara­bins qui fai­saient office de sage-femmes ne pre­naient pas la peine de se laver les mains après avoir éplu­ché des cadavres à l’école de méde­cine. Cela semble désor­mais une évi­dence depuis notre XXIe siècle par­fait, mais c’est loin d’en être une à l’époque, sur­tout pour les som­mi­tés médi­cales euro­péennes d’alors. Les grandes socié­tés de méde­cine de Paris, Londres, Amster­dam, Edim­bourg, Vienne ricanent et ignorent la décou­verte du petit méde­cin hon­grois, les pontes de la dis­ci­pline, dans leur grande idio­tie, font tout pour lui rendre la vie impos­sible : calom­nies, insultes, mépris. Deux fois mis a pied par l’administration autri­chienne, Sem­mel­weiss est ren­voyé à Buda­pest un peu avant l’embrasement géné­ral de 1848. Il n’est pas plus écouté dans sa ville natale, son art lui per­met de vivo­ter tan­dis que la rage qui lui mange les tripes le fait dou­ce­ment som­brer dans la folie. Il meurt en 1865, dans un asile, infecté jusqu’à la moelle, à 47 ans. Ses décou­vertes seront reprises et appro­fon­dies quelques années plus tard par Pas­teur, avec le suc­cès que l’on connaît.

Aujourd’hui, une sta­tue lui est éle­vée à Buda­pest, une uni­ver­sité porte son nom. Sem­mel­weiss est ce per­son­nage de roman zolien qui passe par toutes les bles­sures, toutes les salis­sures et s’en alour­dit, et en meurt, écrasé par le pres­soir de la bêtise humaine. L’histoire de ce méde­cin est celle de l’injustice qui condamne aveu­glé­ment le génie, l’éclaireur qui voit plus loin que son époque. Céline insiste sur l’allégorie, et brillam­ment, avec le style policé de l’universitaire, qu’il saura reprendre un peu plus tard, de façon épi­so­dique et choi­sie, dans Voyage au bout de la nuit. Au vrai le com­men­ce­ment épique de l’ouvrage souffre la com­pa­rai­son avec le pre­mier cha­pitre des Confes­sions d’un enfant du siècle de Mus­set : même mou­ve­ment de fond qui va pui­ser dans les boyaux de l’Histoire les vagues éter­nelles de conquêtes san­gui­naires — la Ter­reur, Napo­léon — et les repos amol­lis — la fin de la Ter­reur et la Res­tau­ra­tion…
Mira­beau criait si fort que Ver­sailles eut peur. Depuis la chute de l’Empire romain, jamais sem­blable tem­pête ne s’était abat­tue sur les hommes, les pas­sions en vagues effrayantes s’élevaient jusqu’au ciel (…) Du Nil à Stock­holm et de Ven­dée jusqu’en Rus­sie, cent armées invo­quèrent dans le même temps cent rai­sons d’être sau­vages.
Cela méri­te­rait presque d’être aussi célèbre que l’incipit du Voyage.

Céline bouillonne, défaille dans une prose cor­rec­te­ment cor­se­tée qui laisse filer l’exaltation. Il est en cela étran­ge­ment simi­laire à l’objet de son étude, pro­fon­dé­ment atta­ché à l’idéalisme de la jus­tice pour dénon­cer de façon aussi ardente l’incurie des hommes, il reste un idéa­liste pro­fon­dé­ment déçu par la mes­qui­ne­rie humaine : c’est un jeune auteur qui a la tren­taine pas­sée en ayant connu 14–18, les voyages en Afrique de l’ouest, aux États-Unis. Méde­cin il l’est, et presque mal­gré lui, pour ne pas pla­gier le titre d’une pièce de Molière. À la façon de Sem­mel­weiss, le tra­vail de Céline ne se détache jamais tout à fait du sen­ti­ment, de l’affect, c’est un peu avec une aigreur pater­nelle mêlée d’attendrissement et d’ironie qu’il croque la thèse du méde­cin hon­grois, comme si lui-même était déjà revenu d’une naï­veté pri­mor­diale :
Cela s’intitule La Vie des Plantes. C’est un pré­texte pour y célé­brer les pro­prié­tés du rho­do­den­dron, de la pâque­rette, de la pivoine et de bien d’autres végé­taux.
Le des­tin de Sem­mel­weiss appa­raît tracé par la conjonc­tion d’un cœur trop tendre et d’une tête trop dure.

Ce livre vient contre­dire les idées pré­con­çues de ceux qui font sem­blant d’avoir lu Céline. Non, il n’est pas le pre­mier à avoir intro­duit le lan­gage parlé dans la lit­té­ra­ture, Vidocq le fut dans ses Mémoires, vinrent Bal­zac, Sue, Hugo, Mau­pas­sant, et ceux du roman popu­laire et popu­liste que l’on oublie dou­ce­ment (à ceux qui diront le contraire, s’ils vivent encore, je deman­de­rais si Eugène Dabit fait encore par­tie des auteurs à suc­cès, s’il fait l’objet de tra­vaux de recherche, ou encore s’il est cité par les jeunes gens). L’art de Céline est bien plus com­plexe que cela, il s’agit d’un syn­cré­tisme où se côtoient vul­ga­ri­tés, fami­lia­ri­tés et impar­faits du sub­jonc­tif : le plai­sir de la lec­ture céli­nienne se trouve à ce point d’impact. L’auteur maî­trise toutes les franges du lan­gage et les tresse selon dif­fé­rents tons afin de varier les effets, c’est un plai­sir de le voir hale­ter sous la langue des bons élèves puis bru­ta­le­ment lâcher sa péné­tra­tion, sa colère dans ses rac­cour­cis balan­cés comme un La Bruyère :
On peut aimer le feu, mais per­sonne ne veut s’y brû­ler. Sem­mel­weiss c’était le feu.
Ou encore :
Les grandes œuvres sont celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent une forme.

Il faut bien l’avouer, Sem­mel­weiss doit sa mise en lumière au suc­cès scan­da­leux et phé­no­mé­nal de Voyage au bout de la nuit. Ce tra­vail offre la pos­si­bi­lité de mettre en pers­pec­tive la per­son­na­lité aussi bien que l’art de Céline. Ce der­nier n’est pas l’étudiant gouailleur, sorti des bas-fonds pari­siens comme il l’a laissé dou­ce­ment pla­ner tout au long de sa vie, c’est un bon bour­geois, uni­ver­si­taire, un cara­bin en révolte per­ma­nente, non pas celle, aussi pas­sion­née que fugi­tive et gra­tuite de la jeu­nesse, mais la révolte plus cruelle que la cruauté des hommes, plus méchante et har­gneuse que celle des mau­vais, les pires des pires. S’il se roule dans la fange immonde, défèque, insulte c’est pour ren­ché­rir et atteindre le comble de l’horreur, se poser en Bel­zé­buth coif­fant la bêtise humaine. En plus d’être un salo­pard, Céline est un incroyable lit­té­ra­teur, mais cela nous l’avons déjà écrit au début de notre article, il semble que nous nous répé­tions, mieux vaut bri­ser là, tout net, et vous enjoindre de lire Sem­mel­weiss, d’une seule traite.

bap­tiste fillon

   
 

Louis-Ferdinand Céline, Sem­mel­weiss, Gal­li­mard coll. “L’imaginaire”, 1999, 121 p. — 6,17 €.

 
     

Leave a Comment

Filed under Essais / Documents / Biographies

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>