John Hillcoat, La Route

Synop­sis
Il y a main­te­nant plus de dix ans que le monde a explosé. Per­sonne ne sait ce qui s’est passé. Ceux qui ont sur­vécu se sou­viennent d’un gigan­tesque éclair aveu­glant, et puis plus rien. Plus d’énergie, plus de végé­ta­tion, plus de nour­ri­ture… Les der­niers sur­vi­vants rôdent dans un monde dévasté et cou­vert de cendre qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut. C’est dans ce décor d’apocalypse qu’un père et son fils (dont on ne connaît pas les noms) errent en pous­sant devant eux un cad­die rem­pli d’objets hété­ro­clites — le peu qu’ils ont pu sau­ver et qu’ils doivent pro­té­ger. Ils sont sur leurs gardes, le dan­ger guette. L’humanité est retour­née à la bar­ba­rie.  Alors qu’ils suivent une ancienne auto­route menant vers l’océan, le père se sou­vient de sa femme et le jeune gar­çon découvre les restes de ce qui fut la civi­li­sa­tion. Durant leur périple, ils vont faire des ren­contres dan­ge­reuses et fas­ci­nantes. Même si le père n’a ni but ni espoir, il s’efforce de res­ter debout pour celui qui est désor­mais son seul univers.

Quelques années après le cata­clysme dont on ignore la cause mais qui a pro­vo­qué la chute des civi­li­sa­tions et le retour de l’humanité à la bar­ba­rie, un homme et son jeune fils tentent d’atteindre l’océan. . L’histoire et la géo­gra­phie ont été effa­cées, il n’y a plus de soleil, le brouillard trop épais pour le lais­ser paraître. Leur voyage au sein du pay­sage dévasté des États Unis d’Amérique du nord par une catas­trophe est rythmé par les impé­ra­tifs de la sur­vie au jour le jour : trou­ver à man­ger dans des pou­belles pour la plu­part encom­brés d’ossements (la nour­ri­ture se fait rare) et où dor­mir, évi­ter les autres sur­vi­vants qui sont autant de voleurs, d’esclavagistes ou de can­ni­bales poten­tiels orga­ni­sés en bande sont enclins à toutes les menaces pour une paire de chaus­sure, un peu d’eau, un peu d’essence, un peu de nour­ri­ture. Ils vont jusqu’à chas­ser les êtres humains en rase cam­pagne pour les dévo­rer sur le champ ou les entre­po­ser dans d’ignobles gardes man­gers humains.
Depuis la catas­trophe en effet, le ciel est cou­vert, les ani­maux et les plantes sont morts, l’immense majo­rité des êtres humains a péri et les sur­vi­vants se répar­tissent entre chas­seurs et gibiers. Déve­lop­pant les mêmes thèmes que le post-nuke Mad Max 2, dans lequel un groupe de femmes et d’hommes ten­tait de res­ter orga­nisé et civi­lisé dans une Aus­tra­lie reve­nue à la vio­lence et à la bar­ba­rie, l’atmosphère de réa­lisme cru de La Route (adapté par Hil­l­coat du roman épo­nyme de Cor­mac McCar­thy) nous met ainsi en pré­sence d’un monde écroulé où un père et son fils avancent coûte que coûte vers le Sud, dans l’espoir d’une d’une hos­ti­lité moindre et d’un cli­mat meilleur.

Dans un tel cadre post-apocalyptique, où la société n’est plus, où la loi du plus fort et la pul­sion assas­sine ont repris leurs droits, com­ment défi­nir encore la nature humaine, cer­tains des « hommes » autre­fois sont deve­nus des bêtes ? De quelle manière pré­ser­ver face au désastre la culture qui est la marque de l’humanité ? Où est-il pos­sible de trou­ver un forme d’altérité néces­saire à l’édification de l’identité de tout sujet ?

La nature humaine : retour vers l’enfer
Ce film montre avec un pes­si­misme édi­fiant, car très proche, on peut le craindre, des don­nées élé­men­taires de l’anthropologie, la nature de l’être humain dans des condi­tions de sur­vie. Seules les quelques per­sonnes à qui il reste une once d’humanité essaient par tous les moyens de trou­ver de quoi se nour­rir et se vêtir sans en venir à la sau­va­ge­rie : même s’ils n’ont plus aucune rai­son de vivre, le père et le fils, ser­tis dans d’une rela­tion fusion­nelle d’amour pour­tant dénuée de toute illu­sion, conti­nuent de se battre pour sur­vivre et évi­ter de deve­nir les proies des autres. Que feraient en effet les hommes, que ferions-nous dans ces condi­tions por­tant atteinte au socle onto­lo­gique de la condi­tion humaine même ?
Loin d’un uni­vers can­dide et opti­miste ( où l’homme rous­seauiste serait for­cé­ment bon et tout le monde gen­til), la situa­tion de crise décrite dans La Route laisse plu­tôt entendre que la véri­table nature de l’homme est incon­nue. Le père, d’ailleurs, n’hésitera pas à bra­quer une arme sur la tempe de son fils en cas de dan­ger pour qu’il ne se fasse pas dévo­rer vivant. Jusqu’où irions-nous pour sur­vivre ? De quoi serions-nous capables pour pro­té­ger les der­nières choses qui nous res­tent ? Nous n’en savons rien, et c’est une réa­lité effrayante. « Ces hommes qui vivent entre eux comme les lions et les ours, comme les tigres et les cro­co­diles, il ne faut pas for­mer le pro­jet chi­mé­rique d’en faire d’honnêtes gens. » énonce Rous­seau dans sa Der­nière réponse aux objec­tions du « Pre­mier dis­cours ».

Ainsi, la pro­fonde noir­ceur de cette odys­sée d’un père et de son fils vers une mort cer­taine, dans un monde où l’Homme est le pire ennemi de l’homme nous rappelle-telle la manière dont Machia­vel, Hobbes, Nietzsche ou Freud qua­li­fient l’être humain : celui-ci par­ti­cipe de l’animalité et de la pré­da­tion, et peut se révé­ler prêt aux pires atro­ci­tés afin de « per­sé­vé­rer dans son être » pour reprendre le terme spi­no­ziste du « cona­tus », force co-naturelle dési­gnant l’élan vital, l’instinct de sur­vie consub­stan­tiel qui nous anime.
« L’homme n’est point cet être débon­naire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit por­ter au compte de ses don­nées ins­tinc­tives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par consé­quent, le pro­chain n’est pas seule­ment un auxi­liaire et un objet sexuel pos­sibles, mais aussi un objet de ten­ta­tion. L’homme est, en effet, tenté de satis­faire son besoin d’agression aux dépens de son pro­chain, d’exploiter son tra­vail sans dédom­ma­ge­ments, de l’utiliser sexuel­le­ment sans son consen­te­ment, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infli­ger des souf­frances, de le mar­ty­ri­ser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le cou­rage, en face de tous les ensei­gne­ments de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? En règle géné­rale, cette agres­si­vité cruelle ou bien attend une pro­vo­ca­tion, ou bien se met au ser­vice de quelque des­sein dont le but serait tout aussi acces­sible par des moyens plus doux. Dans cer­taines cir­cons­tances favo­rables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses mani­fes­ta­tions et jusque-là les inhi­baient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se mani­feste aussi de façon spon­ta­née, démasque sous l’homme la bête sau­vage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. […]
Abolirait-on le droit indi­vi­duel aux biens maté­riels, que sub­sis­te­rait le pri­vi­lège sexuel, d’où émane obli­ga­toi­re­ment la plus vio­lente jalou­sie ainsi que l’hostilité la plus vive entre des êtres occu­pant autre­ment le même rang. Abolirait-on en outre ce der­nier pri­vi­lège en ren­dant la vie sexuelle entiè­re­ment libre, en sup­pri­mant donc la famille, cette cel­lule ger­mi­na­tive de la civi­li­sa­tion, que rien ne lais­se­rait pré­voir quelles nou­velles voies la civi­li­sa­tion pour­rait choi­sir pour son déve­lop­pe­ment. Il faut, en tout cas, pré­voir ceci : quelque voie qu’elle choi­sisse, le trait indes­truc­tible de la nature humaine l’y sui­vra tou­jours. »
Sig­mund Freud, Malaise dans la civi­li­sa­tion (1929), PUF, 1981, pp. 64 –65 et p. 67–68.

Abso­lu­ment per­sonne ne sait ce qu’il s’est passé (le cinéaste dévoi­lant uni­que­ment dans une forme pure­ment nar­ra­tive les élé­ments rela­tifs au cata­clysme res­pon­sable de l’extinction de l’écosystème), si ce n’est que les sur­vi­vants ont vu un grand éclair aveu­glant avant que le monde n’explose. Une seule chose est sûre : le soleil pla­to­ni­cien, sym­bole de connais­sance qui éclaire la caverne au livre VII de la Répu­blique, n’est plus : il est rem­placé par la série de feux allu­més par la catas­trophe dans une vaste pleine déser­tique que tra­versent les deux pro­ta­go­nistes. Aucune connais­sance lumi­neuse, aucun bien solaire ne vien­dra éclai­rer leur che­min (qui devrait être, plus qu’une route, un che­mi­ne­ment hei­de­ger­rien) dans les abysses où ils se trouvent. Où trou­ver en effet ici une once d’enseignement et de morale sal­va­teurs quand la culture a été inté­gra­le­ment détruite (tout du moins dans ses sup­ports matériels) ?


De l’enseignement et de la moral : les der­niers ves­tiges de la culture
Ce road-movie cau­che­mar­desque est aussi et sur­tout, il convient de l’observer, la rela­tion, poi­gnante parce que exempte de tout pathos, entre un homme et son fils qui ont sur­vécu dix ans plus tôt à la ter­rible catas­trophe et poussent, sans réel but, un vieux cad­die rem­pli de toutes sortes de choses qu’ils ont pu sau­ver. Ce par­cours engagé d’un père, qui ne vire jamais dans les pires tra­vers de l’espèce humaine mais est prêt à tout pour la pro­tec­tion de son fils, passe par la néces­sité de lui ensei­gner com­ment sur­vivre dans ce monde hanté par la peur omni­pré­sente du dan­ger (où le moindre bruit peut vous être fatal). Un père obs­tiné donc non pas à vivre, mais à sau­ver son fils. La Route s’intéresse de ce point de vue à un sujet uni­ver­sel en le trans­po­sant dans un envi­ron­ne­ment et une situa­tion extrême qui font se trans­cen­der les détails de la vie quo­ti­dienne : tel Abra­ham chargé d’une mis­sion divine, ce père biblique doit veiller en per­ma­nence à extir­per son enfant des ténèbres qui enva­hissent le monde, à pro­té­ger son ange de la folie des hommes.
Dans la volonté inébran­lable du pre­mier d’épargner le pire au second, se fait jour de manière essen­tielle le besoin de lui trans­mettre quelque chose du monde d’avant, du monde d’antan : une façon de se com­por­ter, une manière d’être, une ligne de conduite, bref : une morale. Le vrai sujet de l’œuvre ici ren­voie à la for­ma­tion d’un être humain face à des êtres vivant de sou­ve­nirs qui s’effacent peu à peu et qui doit (apprendre à) assu­mer d’être à la fois l’héritier d’une civi­li­sa­tion mou­rante et l’espoir d’un renou­veau (encore fort) hypo­thé­tique. Mais à l’heure où les valeurs de l’humanisme d’autrefois ne sont plus que fumeux sou­ve­nir, que faut-il incul­quer à son enfant, au-delà du simple ­ins­tinct de survie ?

Il existe en effet selon Rous­seau une dis­tinc­tion entre l’homme et l’animal qui vaut comme seule lueur d’espoir dans les ténèbres qui jalonnent « la route » ici :
« Je ne vois dans tout ani­mal qu’une machine ingé­nieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remon­ter elle-même, et pour se garan­tir, jusqu’à un cer­tain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déran­ger. J’aperçois pré­ci­sé­ment les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette dif­fé­rence que la nature seule fait tout dans les opé­ra­tions de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qua­lité d’agent libre. L’un choi­sit ou rejette par ins­tinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est pres­crite, même quand il lui serait avan­ta­geux de le faire, et que l’homme s’en écarte sou­vent à son pré­ju­dice. C’est ainsi qu’un pigeon mour­rait de faim près d’un bas­sin rem­pli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nour­rir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dis­so­lus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait. »
Jean-Jacques Rous­seau (1712–1778), Dis­cours sur l’origine et les fon­de­ments de l’inégalité entre les hommes (1755), pre­mière partie.

Une lec­ture immé­diate du texte don­ne­rait à pen­ser que Rous­seau s’en tient à une simple dis­tinc­tion de l’homme et de l’animal. En fait, ce texte est beau­coup plus com­plexe qu’il ne le paraît. Rous­seau cherche à fon­der cette dis­tinc­tion sur la liberté dans le but de mon­trer que seul l’homme a une des­ti­na­tion morale — même si bien sou­vent il fait le contraire. Le pro­jet de Rous­seau est donc de mon­trer que l’homme seul est res­pon­sable de son inhu­ma­nité : ni Dieu, ni la nature ne sont en cause. Ainsi, si l’homme chute dans le mal, ce n’est qu’un effet per­vers de sa liberté, de sa rai­son, de sa volonté.
Le texte com­mence par une défi­ni­tion de l’animal en tant qu’« une machine ingé­nieuse », qui per­met de mieux cer­ner ce qu’est l’homme, pré­senté, lui, comme « une machine humaine ». Dans un deuxième moment, Rous­seau montre en quoi consiste la liberté humaine : s’écarter de la nature, créer un espace de jeu qui per­met­tra à l’homme de sur­vivre dans toutes les cir­cons­tances, à la dif­fé­rence de l’animal pris au piège de la néces­sité de ses ins­tincts. Ce texte s’achève sur les consé­quences morales de cette liberté : l’homme seul peut engen­drer l’inhumain, et comme il n’existe aucune solu­tion indi­vi­duelle à ce pro­blème, la solu­tion ne peut être que col­lec­tive (ce sera le Contrat social).
Ainsi, au cours de ce che­min ini­tia­tique pour un père et son fils fou­lant une Terre vide de sens qui par­ti­cipe d’une une dimen­sion chris­tique, la trans­mis­sion d’un savoir (au nom de l’éducation de la géné­ra­tion future), plus encore, la trans­mis­sion de l’idée même du bien appa­raît fon­da­men­tale : quand le mal s’incarne dans ses hommes ayant renoncé à leur huma­nité en som­brant dans le can­ni­ba­lisme bes­tial ; où trou­ver le bien qui semble avoir quitté la terre que l’on connaît ? Et a quoi le recon­naître si jamais il se mani­fes­tait ? Le film, comme le roman, ne répond à aucune ques­tion. Rai­son pour laquelle alternent avec les scènes pal­pi­tantes de fuites et de ren­contres des scènes calmes, por­tées sur la rela­tion père/fils.

En quête de nour­ri­ture pour sur­vivre (voir la belle scène de ces ins­tants de récon­fort que le père et le fils par­tagent lorsqu’ils découvrent un abri aban­donné et garni de nour­ri­ture), les deux per­son­nages se sou­tiennent mora­le­ment (leur nour­ri­ture tend à être tout autant spi­ri­tuelle, « péda­go­gique » que phy­sique) et jouent un véri­table cache-cache pour pou­voir s’en sor­tir. Pour le fils qui n’a connu que l’ère post-apocalyptique, voir à un moment son père se laisser-aller en savou­rant une bois­son forte et en fumant un cigare est alors de l’ordre de l’incompréhensible. Peut-il en être autre­ment pour un enfant qui découvre, dans une séquence pleine d’une sombre nos­tal­gie pour un âge d’or révolu, les ves­tiges d’une civi­li­sa­tion éteinte à tra­vers une ines­pé­rée canette de Coca ?
Cela étant, mal­gré cette dimen­sion de l’enseignement et de la trans­mis­sion de savoirs (notam­ment sur ce qui spé­ci­fie le bien au regard des cruelles don­nées empi­riques qui le congé­dient chaque jour davan­tage aux yeux de l’enfant), il n’y a pas néan­moins vrai­ment dans La Route de quête de rédemp­tion, le père s’enfonçant mal­gré lui dans la bar­ba­rie. Indé­nia­ble­ment bon par nature, le père, même si l’on en com­prend les rai­sons objec­tives, se réfu­gie à outrance dans un com­por­te­ment indi­vi­dua­liste, que son enfant habité moins par la ratio­na­lité que la bonté ne par­vient guère à tem­pé­rer. La pru­dence exa­gé­rée de la « patria potes­tas » (le pou­voir pater­nel en latin) finira d’ailleurs par se ré­véler contre-productive car la méfiance ne sau­rait être éri­gée à long terme en règle de vie. La convic­tion qu’il faut ­répondre à la vio­lence par la vio­lence et l’idée que le repli de l’individu sur sa famille consti­tuer la vertu suprême ne per­mettent pas davan­tage de s’ouvrir à un monde dif­fé­rent sinon meilleur : ce credo des pères fon­da­teurs des Etats-Unis (anciens pion­niers dont les per­son­nages de La Route sont les épi­gones) qui consacre le retour à l’état sau­vage ne se donne que comme mau­vaise phi­lo­so­phie. Ainsi cet homme por­teur de si fortes valeurs deviendra-t-il ce qu’il déteste le plus.
Ce récit qui nous conte l’exode et la fin des hommes ne pro­po­sera donc pas vrai­ment une fin heu­reuse mal­gré les appa­rences. A moins qu’il ne soit pos­sible de trou­ver en autrui, cet autre-que-moi qui est aussi un autre moi un signe de salut ?

La peur de l’autre
Dans l’univers de frayeur, dévasté, gris, mort et cou­vert de cendres mis en place par John Hil­l­coat, la confiance envers les autres a fait place à la méfiance per­ma­nente, et même à la peur de l’autre. Même si autrui sym­bo­lise pour des phi­lo­sophes tels Sartre ou Lévi­nas qui voient « un média­teur entre moi et moi-même » (L’Être et le néant, 1943, III, 1) ou le visage incarné de l’éthique les deux per­son­nages plon­gés dans l’immensité d’un monde chao­tique demeurent les deux uniques visages récur­rents et mis en relief par le réa­li­sa­teur), c’est un autre éven­tua­lité, plus triste reflet de notre société actuelle, qui se des­sine ici : der­rière l’impression que les hommes sont soli­daires les uns avec les autres et que le monde entier est aujourd’hui uni se cache une toute autre réa­lité mon­trant, c’est la leçon de ce no man’s land de ruines qu’est La Route mais aussi des pré­ceptes éri­gés par Machia­vel dans Le Prince, que tout ceci n’existe plus lorsque les indi­vi­dus sont livrés à eux-mêmes. La fra­ter­nité n’est plus alors que faux-semblants…
« Ainsi l’homme qui s’atteint direc­te­ment par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condi­tion de son exis­tence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu’on est spi­ri­tuel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le recon­naissent comme tel. Pour obte­nir une vérité quel­conque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indis­pen­sable a mon exis­tence, aussi bien d’ailleurs qu’à ma connais­sance que j’ai de moi. Dans ces condi­tions, la décou­verte de mon inti­mité me découvre en même temps l’autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut, que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appe­lons ‘inter­sub­jec­ti­vité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres. »
Sartre, L’existentiaIisme est un huma­nisme, Nagel, pp.66–67.

« Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un men­ton, et que vous pou­vez les décrire, que vous vous tour­nez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de ren­con­trer autrui, c’est de ne pas même remar­quer la cou­leur de ses yeux ! Quand on observe la cou­leur des yeux, on n’est pas en rela­tion sociale avec autrui. La rela­tion avec le visage peut certes être domi­née par la per­cep­tion, mais ce qui est spé­ci­fi­que­ment visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droi­ture même du visage, son expo­si­tion droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pau­vreté essen­tielle ; la preuve en est qu’on essaie de mas­quer cette pau­vreté en se don­nant des poses, une conte­nance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invi­tant à un acte de vio­lence. En même temps, le visage est ce qui nous inter­dit de tuer.
Le visage est signi­fi­ca­tion, et signi­fi­ca­tion sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rec­ti­tude de son visage, n’est pas un per­son­nage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « per­son­nage » : on est pro­fes­seur à la Sor­bonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le pas­se­port, la manière de se vêtir, de se pré­sen­ter. Et toute signi­fi­ca­tion, au sens habi­tuel du terme, est rela­tive à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa rela­tion à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signi­fi­ca­tion du visage le fait sor­tir de l’être en tant que cor­ré­la­tif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adé­qua­tion ; elle est ce qui par excel­lence absorbe l’être. Mais la rela­tion au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tue­ras point ».
Emma­nuel Lévi­nas (1906–1995), Ethique et infini (1982).

Seul élé­ment ras­su­rant, le film, à la dif­fé­rence du roman de Cor­mac McCar­thy, laisse pen­ser qu’en une telle situa­tion, cer­taines per­sonnes ont la force morale néces­saire pour ne pas tom­ber dans la barbarie.

La dis­pa­ri­tion du lan­gage, sym­bole d’altérité et d’échange
Témoigne cepen­dant de cette dilu­tion de l’altérité pour le sujet le rôle du lan­gage dans l’œuvre, notam­ment les dia­logues. Les deux sur­vi­vants « mira­cu­lés » uti­lisent en effet un étrange mode de com­mu­ni­ca­tion basé sur des phrases tou­jours très courtes, une ques­tion impli­quant une réponse brève, voire la plu­part du temps un “Je ne sais pas” assez déses­pé­rant. Les dis­cus­sions (si tant est qu’on puisse les appe­ler ainsi) se ter­minent sou­vent par un “D’accord”, sym­bole de la fin de leur conver­sa­tion. La parole échan­gée avec l’autre devrait pour­tant valoir comme pro­drome de toute culture, ainsi qu’en témoigne cet échange entre G. Char­bon­nier et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss :
« Georges Char­bon­nier — Quel est le signe que l’on admet comme repré­sen­ta­tif de la culture? Le signe le plus humble ?
Claude Lévi-Strauss — Pen­dant très long­temps, on a pensé et beau­coup d’ethnologues pensent peut-être encore que c’est l’homme comme homo faber, fabri­ca­teur d’outils, en voyant dans ce carac­tère la marque même de la culture. J’avoue que je ne suis pas d’accord et  que l’un de mes buts essen­tiels a tou­jours été de pla­cer la ligne de démar­ca­tion entre culture et nature, non dans l’outillage, mais dans le lan­gage arti­culé. C’est là vrai­ment que le saut se fait ; sup­po­sez que nous ren­con­trions, sur une pla­nète incon­nue, des êtres vivants qui fabriquent des outils, nous ne serions pas sûrs pour autant qu’ils relèvent de l’ordre de l’humanité. En vérité, nous en ren­con­trons sur notre globe, puisque cer­tains ani­maux sont capables, jusqu’à un cer­tain point, de fabri­quer des outils ou des ébauches d’outils. Pour­tant, nous ne croyons pas qu’ils aient accom­pli le pas­sage de la nature à la culture.
[…] Je pense que tout pro­blème est de lan­gage, nous le disions pour l’art. Le lan­gage réap­pa­raît comme le fait cultu­rel par excel­lence, et cela à plu­sieurs titres ; d’abord parce que le lan­gage est une par­tie de la culture, l’une de ces apti­tudes ou habi­tudes que nous rece­vons de la tra­di­tion externe ; en second lieu, parce que le lan­gage est l’instrument essen­tiel, le moyen pri­vi­lé­gié par lequel nous nous assi­mi­lons la culture de notre groupe… un enfant apprend sa culture parce qu’on lui parle ; on le répri­mande, on l’exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et sur­tout, parce que le lan­gage est la plus par­faite de toutes les mani­fes­ta­tions d’ordre cultu­rel qui forment, à un titre ou à l’autre, des sys­tèmes, et si nous vou­lons com­prendre ce que c’est que l’art, la reli­gion, le droit, peut-être même la cui­sine ou les règles de la poli­tesse, il faut les conce­voir comme des codes for­més par l’articulation de signes, sur le modèle de la com­mu­ni­ca­tion lin­guis­tique. »
Georges Char­bon­nier, Entre­tiens avec Lévi-Strauss (1961), Éd. 10/18, 1969, p. 182–184.

Le pro­blème de com­mu­ni­ca­tion et le manque de sujets de conver­sa­tion entre père et fils dans La Route illus­trent par­fai­te­ment a contra­rio le repli de l’individu sur lui-même, le recul de la culture et le retrait de la morale par le tru­che­ment de la réduc­tion dras­tique du lan­gage, une « langue de la tribu » chère à Mal­larmé ramené à une peau de cha­grin com­mu­ni­ca­tion­nelle. Dans ce monde, tra­duit par un témoi­gnage réso­lu­ment noir et pre­mier degré où le mal-être est tan­gible, que nous ne connais­sons pas, mais vers lequel l’être humain arrive peut-être, la planche de salut, s’il en est une, ne pas­sera pas par l’Autre.
De nom­breuses scènes affreuses en ce por­trait de l’humanité pous­sée dans ses der­niers retran­che­ments nous heurtent ainsi, car le spec­ta­teur se trouve scan­da­lisé face à si peu d’éthique. Non pas seule­ment parce que notre huma­nisme et notre« bonne morale » en res­sortent frois­sés, mais parce que l’ on souffre de voir dans ce tour­billon de déses­poir et de soli­tude que les pires atro­ci­tés inhé­rentes à la nature la plus noire, ces choses abo­mi­nables sont effec­ti­ve­ment des cri­tères à prendre en compte dans le carac­tère de l’être humain. C’est le cas des images pénibles où est abordé le can­ni­ba­lisme comme der­nier recours de l’espèce humaine : une insou­te­nable séquence de char­nier humain appa­raît pour­tant subli­mée par l’ultime dilemme envi­sagé un temps par le père : sacri­fier son propre enfant ou prendre le risque qu’il ne devienne la vic­time des anthropophages.

Conclu­sion
Au-delà d’un drame d’anticipation, se des­sine ici avant tout un récit sur l’attachement de ces deux héros à leur huma­nité et l’anéantissement de ce qui les entoure, sur la trans­mis­sion des notions d’humanité et de civi­li­sa­tion dans un monde à l’agonie, devenu un enfer ter­restre, sur la conti­nuité de la vie sur Terre. Empreint d’un fort pes­si­misme, La Route, loin des autres films apo­ca­lyp­tiques comme 2012 ou Le jour où la Terre s’arrêta, ne laisse aucune place à l’espoir, ou si peu. Car, en vérité, la fin du film, rela­ti­ve­ment posi­tive, ne plaide pas pour un opti­misme de bon aloi : ce qui a été perdu ne revien­dra pas. Eva­nouie la nature humaine, recou­verte par la bes­tia­lité ; dis­pa­rue la culture sous les décombres de la sau­va­ge­rie; alté­rée la rela­tion d’altérité par le masque de sur­vie intrin­sèque à chaque sujet.
Reste la conso­la­tion pour les der­niers hommes méri­tant encore ce nom d’être unis, dans l’amour et la com­pli­cité, face à l’adversité pour se pro­té­ger mutuel­le­ment, même si l’avenir s’annonce irré­mé­dia­ble­ment sombre. Alen­tour, dans ce monde qui meurt sous les cendres les hori­zons déchar­nés et vidés de toute pré­sence humaine, ani­male, voire même végé­tale, n’évoquent que la pleine puis­sance du nihi­lisme, fai­sant son­ger à la for­mule de Pas­cal dans les Pen­sées : « Le silence éter­nel des espaces infi­nis [vides de l’humanité] m’effraie »

fre­de­ric grolleau

La Route
Réa­li­sa­teur : John Hil­l­coat (2009) — adapté du roman épo­nyme de Cor­mac McCar­thy 
Avec : Viggo Mor­ten­sen, Kodi Smit-McPhee, Guy Pearce
Genre : Science fic­tion, Drame
Durée : 1H59mn

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Filed under cinéma, Dossiers, DVD / Cinéma

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