Juan Miguel Aguilera, Rihla

A Gre­nade, en l’an 890 de l’Hégire un éru­dit arabe de l’école sou­fie déchiffre d’antiques tablettes de plomb trou­vées dans un vieux coffre enterré dans sa propriété

L’Amérique des jours d’avant Colomb

A Gre­nade, en l’an 890 de l’Hégire — soit aux envi­rons de 1485 du calen­drier gré­go­rien — Lisán al-Aysar, un éru­dit arabe de l’école soufi, déchiffre d’antiques tablettes de plomb trou­vées dans un vieux coffre enterré dans sa pro­priété, un coffre apporté, selon lui, par un de ces ancêtres qui vécut du temps des Fla­viens. Ces tablettes indiquent, il en est cer­tain, la route à suivre pour navi­guer au-delà des Colonnes de Mel­quart — autre nom du détroit de Gibral­tar — et atteindre de nou­velles terres…

Prenez des civi­li­sa­tions dis­pa­rues, une comète sur le retour, la réso­lu­tion par un sage éru­dit d’une énigme archéologico-scientifique, un voyage sur un océan encore inconnu alors que l’on en est encore à émettre des spé­cu­la­tions plus ou moins fan­tas­ma­tiques concer­nant les limites du monde, assai­son­nez d’une pinte de magie et vous obte­nez de quoi titiller effi­ca­ce­ment l’aventurier en chambre qui som­meille au fond de la plu­part des lec­teurs. En pui­sant à toutes ces veines-là à la fois — un comble et non des moindres pour un roman dont le paroxysme consiste en une suc­ces­sion de sacri­fices humains à grande échelle accom­pa­gnés de can­ni­ba­lisme rituel — Juan Miguel Agui­lera ne pou­vait man­quer de faire mouche. Et certes Rihla pas­sionne, se lit avec un appé­tit presque immo­déré, d’autant que l’écriture est appli­quée, les effets nar­ra­tifs soi­gnés et cal­cu­lés au mieux pour main­te­nir une ten­sion qui ne se relâche pas avant l’épilogue. Com­ment résis­ter à l’attrait de cette périlleuse tra­ver­sée, au charme pré­gnant de l’étrange Baba qui main­tient avec art son passé dans l’ombre ou encore au sus­pense pal­pi­tant entre­tenu autour du nau­frage de la Taqwa et du deve­nir des sur­vi­vants, aux prises avec des peuples aux moeurs aussi incom­pré­hen­sibles à leurs yeux que san­gui­naires ? Jus­te­ment, on ne résiste pas ; on plonge.

Cet enthou­siasme d’abord sans par­tage est néan­moins tem­péré par quelques bémols. Par exemple l’écriture qui, mal­gré sa pré­ci­sion et sa clarté, souffre d’une cer­taine froi­deur ; le lec­teur est comme main­tenu hors du récit, quelque indé­fi­nis­sable bar­rière l’empêche de vibrer aux tré­fonds de lui-même — et ce défaut est par­ti­cu­liè­re­ment patent dans les scènes à fort poten­tiel émo­tion­nel. Voilà qu’on lit sans presque fré­mir toutes ces des­crip­tions de dépe­çages et d’égorgements sacri­fi­ciels alors que l’auteur four­nit force détails hor­ri­fiques et répu­gnants. La faute en est peut-être à son style trop lisse, trop clair, peu adapté à l’horreur de la vio­lence san­glante qu’il a voulu ins­til­ler dans son texte.

Sur un plan moins for­mel, le plus déce­vant sera sans doute ce sen­ti­ment de déjà vu dont ne pour­ront se défendre ceux qui ont lu le pré­cé­dent roman de José Miguel Agui­lera, La Folie de Dieu : le faquihr Lisán al-Aysar rap­pelle par bien des côtés le savant Ramon Lull, tous deux entre­prennent un voyage loin­tain et sont confron­tés à une société humaine dont les moeurs les dépassent, l’un et l’autre livrent un ter­rible com­bat contre les forces malé­fiques. Et les deux romans, cha­cun à leur manière, pro­posent in fine une ver­sion de l’organisation de l’univers et du cycle vital. Ces res­sem­blances sont telles que l’on en vient presque à se deman­der si Rihla, nou­vel ava­tar de la lutte contre le mal, ne serait pas une sorte de suite du pre­mier récit, où “l’Adversaire” n’était mis que pro­vi­soi­re­ment hors d’état de nuire. Si tel est le cas, pour­quoi ne pas l’annoncer explicitement ?

Quoi qu’il en soit, ce texte reste un roman foi­son­nant, remar­qua­ble­ment construit, qui mêle avec art flam­boie­ments éso­té­riques et don­nées éru­dites. Mais celles-ci ne sont jamais invo­quées pour entre­te­nir la moindre équi­voque et ce serait inten­ter au roman un bien mau­vais pro­cès que d’y tra­quer telle ou telle inco­hé­rence : Rihla n’affiche aucune pré­ten­tion au sta­tut de docu­men­taire romancé ; c’est une fic­tion, une épo­pée où il ne faut recher­cher rien autre que le plai­sir de l’aventure par pro­cu­ra­tion livresque.

isa­belle roche

   
 

Juan Miguel Agui­lera, Rihla (tra­duit par Antoine Mar­tin), Au Diable Vau­vert, 2003, 560 p. — 18,00 €.

 
     
 

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Filed under Science-fiction/ Fantastique etc.

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