Pour Novarina, la poésie s’écrit mais surtout se dit dans le souffle et loin du logos. Elle est le hors sens et surtout la musicalité primale qui malaxe, engorge, gêne la fluidité facile et déréalisée des mots. D’où l’éloge des logaèdres, ces mots limites qui font des êtres des « animaux humains » dont les pensées résonnent sans raisonner. On peut dire qu’elles déchantent en chantant et rendent tout flêchage rationnel indescriptible et préhensible dans leur caractère des plus roturiers mais aussi sacrés.
C’est presque rassurant et cela procure à Novarina la joie de vivre et de dire. La question poétique porte selon lui sur la voix, c’est-à-dire sur l’engagement du corps vivant (physique, pulsionnel) dans l’écriture. Le poète écrit et parle avec ou à travers cette voix et ses mots qui deviennent les objet-mêmes absents de tout poème. Les mots ne sont plus les figures du monde : ils les pulvérisent, en défont les contours codés, les remettent en jeu et en vie comme mouvement d’apparition. La poésie n’est donc rien d’autre que ce peu de chose : un souffle autour de rien — “Emanations, explosions” disait l’ultime Rimbaud. D’où chez Novarina la lutte incessante contre l’asphyxie des langues que l’usage communautaire pollue. Sa poésie émet comment souffle ce souffle et c’est pourquoi il engage une course de vitesse contre la fermeture stabilisée des significations qui ne donnent du monde que des chromos.
Le logaèdre devient l’inverse du mot, son produit anti-coagulant. C’est pourquoi l’auteur refuse le mot d’inspiration. De poète habité du souffle, Novarina devient l’homme qui expire, qui respire dans une résistance à la coagulation de la forme et du sens, en un bégaiement systématique, en une suite de glissements d’ondes, de mouvements syllabiques corpusculaires. Le logaèdre devient aussi le moyen d’exposer les enjeux de la langue. Il est aussi présent chez Racine, Céline, Mallarmé que chez Artaud, Schwitter, Bernard Heidsieck ou les poètes spatialistes.
Le logaèdre creuse le mot, donc se creuse lui-même en emportant la nuée des figures, des images, des pensées. La poésie devient de la musique avant toute chose mais certainement pas celle de Verlaine qui n’est que musique alitée„ mimesis et expressivité. Celle dont parle Novarina est le souffle impur, désaccordé, déformé à travers lequel la poésie au bout du compte nous (in)forme du monde en écho à la formule de Lacan “Là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien”. Que demander de plus puisque soudain la parole émet “le fond de l’être tissé de barbarie, ouvert à perte-pied sur la rumeur de l’inconscient, pulvérisé par la débâcle des corps et des choses dans le temps et l’atomisation de la matière au sein d’un gai savoir lucide et donc un peu cruel, qui fait tomber au fur et à mesure bien des illusions affectives, amoureuses, conviviales, sociales, idéologiques, religieuses, épistémologiques” ?
Il s’agit de créer ou de faire danser des objets verbaux denses, hautains, élégants et grossiers, rigides et mouvants, qui relèvent à la fois du monde et de soi. Ils disent quelque chose du dehors et du dedans mais qui ne s’identifient entièrement ni au monde, ni à soi, ni à la vacuité dépressive, ni à une plénitude simplement formalisée.
jean-paul gavard-perret
Valère Novarina, Observez les logaèdres : Une pierre vide – Le déséquilibre spirituel – Mercredi des cendres – Le Vrai sang, version pour la scène, POL, Paris, 2014.