Valère Novarina, Observez les logaèdres

Choré­gra­phie verbale

Pour Nova­rina, la poé­sie s’écrit mais sur­tout se dit dans le souffle et loin du logos. Elle est le hors sens et sur­tout la musi­ca­lité pri­male qui malaxe, engorge, gêne la flui­dité facile et déréa­li­sée des mots. D’où l’éloge des loga­èdres, ces mots limites qui font des êtres des « ani­maux humains » dont les pen­sées résonnent sans rai­son­ner. On peut dire qu’elles déchantent en chan­tant et rendent tout flê­chage ration­nel indes­crip­tible et pré­hen­sible dans leur carac­tère des plus rotu­riers mais aussi sacrés.
C’est presque ras­su­rant et cela pro­cure à Nova­rina la joie de vivre et de dire. La ques­tion poé­tique porte selon lui sur la voix, c’est-à-dire sur l’engagement du corps vivant (phy­sique, pul­sion­nel) dans l’écriture. Le poète écrit et parle avec ou à tra­vers cette voix et ses mots qui deviennent les objet-mêmes absents de tout poème. Les mots ne sont plus les figures du monde : ils les pul­vé­risent, en défont les contours codés, les remettent en jeu et en vie comme mou­ve­ment d’apparition. La poé­sie n’est donc rien d’autre que ce peu de chose : un souffle autour de rien — “Ema­na­tions, explo­sions” disait l’ultime Rim­baud. D’où chez Nova­rina la lutte inces­sante contre l’asphyxie des langues que l’usage com­mu­nau­taire pol­lue. Sa poé­sie émet com­ment souffle ce souffle et c’est pour­quoi il engage une course de vitesse contre la fer­me­ture sta­bi­li­sée des signi­fi­ca­tions qui ne donnent du monde que des chromos.

Le loga­èdre devient l’inverse du mot, son pro­duit anti-coagulant. C’est pour­quoi l’auteur refuse le mot d’inspiration. De poète habité du souffle, Nova­rina devient l’homme qui expire, qui res­pire dans une résis­tance à la coa­gu­la­tion de la forme et du sens, en un bégaie­ment sys­té­ma­tique, en une suite de glis­se­ments d’ondes, de mou­ve­ments syl­la­biques cor­pus­cu­laires. Le loga­èdre devient aussi le moyen d’exposer les enjeux de la langue. Il est aussi pré­sent chez Racine, Céline, Mal­larmé que chez Artaud, Schwit­ter, Ber­nard Heid­sieck ou les poètes spa­tia­listes.
Le loga­èdre creuse le mot, donc se creuse lui-même en empor­tant la nuée des figures, des images, des pen­sées. La poé­sie devient de la musique avant toute chose mais cer­tai­ne­ment pas celle de Ver­laine qui n’est que musique ali­tée„ mime­sis et expres­si­vité. Celle dont parle Nova­rina est le souffle impur, désac­cordé, déformé à tra­vers lequel la poé­sie au bout du compte nous (in)forme du monde en écho à la for­mule de Lacan “Là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien”. Que deman­der de plus puisque sou­dain la parole émet “le fond de l’être tissé de bar­ba­rie, ouvert à perte-pied sur la rumeur de l’inconscient, pul­vé­risé par la débâcle des corps et des choses dans le temps et l’atomisation de la matière au sein d’un gai savoir lucide et donc un peu cruel, qui fait tom­ber au fur et à mesure bien des illu­sions affec­tives, amou­reuses, convi­viales, sociales, idéo­lo­giques, reli­gieuses, épis­té­mo­lo­giques” ?
Il s’agit de créer ou de faire dan­ser des objets ver­baux denses, hau­tains, élé­gants et gros­siers, rigides et mou­vants, qui relèvent à la fois du monde et de soi. Ils disent quelque chose du dehors et du dedans mais qui ne s’identifient entiè­re­ment ni au monde, ni à soi, ni à la vacuité dépres­sive, ni à une plé­ni­tude sim­ple­ment formalisée.

jean-paul gavard-perret

Valère Nova­rina, Obser­vez les loga­èdres :  Une pierre vide – Le dés­équi­libre spi­ri­tuel – Mer­credi des cendres – Le Vrai sang, ver­sion pour la scène, POL, Paris, 2014.

Leave a Comment

Filed under Poésie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>