Qu’est-ce que l’aventure ? Martin Saint-Hilaire & Yves Boudier, L’expe[r]dition ou les aventures d’un marin de qualité

Avant d’être un équi­pe­ment pour motards décé­ré­brés, grâce aux­quels l’usage de la tau­to­lo­gie se renou­velle sans cesse, avant même d’être un détroit, Béring a été un homme sur un bateau. C’était le type d’individus qui n’aurait pas mis un casque pour faire de la bicy­clette et pour qui l’aventure, l’honneur, le cou­rage et la science ne rele­vaient pas du déve­lop­pe­ment per­son­nel — cette charte pour eunuques — mais du sen­ti­ment intime que, quitte à n’avoir qu’une vie, autant la doter du charme, aujourd’hui désuet, de l’éternité.
Qu’est-ce que l’aventure ? C’est l’idée qu’il n’y a rien de mieux à faire que d’embrasser l’irrespirable néces­sité. Elle est une réponse sur pattes, donc incar­née, à la ques­tion de savoir s’il y a une vie avant la mort. Ce n’est pas l’addition de pré­sup­po­sés théo­riques sur le risque. C’est faire un pas devant l’autre, troué d’abîmes et cin­glé de pré­ci­pices, sans se deman­der s’il y a une bot­tine à sa poin­ture quelque part. On taille par­fois trop grand, par­fois trop petit.

L’aven­ture ne relève donc pas d’une méta­phore pour chaus­seur de centre-ville : c’est se désha­bi­tuer de la cou­tume dans la mono­to­nie de ce qui nous entoure d’entièrement nou­veau, sur­pre­nant, pathé­tique. Dans L’expe®dition ou les aven­tures d’un marin de qua­lité, Mar­tin Saint-Hilaire, épaulé par Yves Bou­dier, nous narre les tri­bu­la­tions d’un Danois sans protège-tibias ni pro­thèse. Au XVIIIe siècle, à la tête d’une expé­di­tion man­da­tée par Pierre le Grand,se voit confier la mis­sion d’explorer le nord du Paci­fique en quête d’un pas­sage de la Sibé­rie vers l’Alaska.

Tout débute par une pré­face dans laquelle Yves Bou­dier nous rap­pelle fort jus­te­ment les dis­tinc­tions entre écri­vains et écri­vants éla­bo­rées par Saint Bona­ven­ture. Pour ce der­nier, il existe les caté­go­ries du : scrip­tor, com­pi­la­tor, com­men­ta­tor et auc­tor. Le parc duras­sique a lar­ge­ment pourvu aux trois pre­mières manières d’être un écri­vant, ceux qui portent des pro­tec­tions mul­tiples pour ne pas se faire mal. Mais l’auctor est devenu presque aussi rare que l’aventurier dans le maquis véreux des courses au large et des biblio­thèques.
L’aventure et l’écriture, c’est confier son âme à Dieu, peu importe l’irréalité de Son exis­tence. « Dieu, prend soin de mon âme dans le détroit / Ma barque est si petite et la mer est si grande ». L’arrière-arrière-arrière-grand-père de Yves Bou­dier, Mar­tin Saint-Hilaire, né au spi­ri­tuel et far­ceur XVIIIe siècle, nous raconte l’invraisemblable expé­di­tion de Béring sur la côte Est de la Rus­sie, à l’endroit même où Semen Dej­nev décou­vrit le détroit de Béring quatre-vingts ans avant Béring. L’aventure s’aventure aussi dans l’usurpation et la ten­ta­tion trop humaine du pla­giat. Rudi­men­taire, mon cher Dejnev !

Saint-Hilaire nous tire par la manche pour nous mon­trer la mono­to­nie de l’aventure, ces attentes inter­mi­nables dans un inter­mi­nable hiver, comme indi­gent de prin­temps poten­tiel, où tout res­semble aux « îles Igna­luk, terres incon­nues et innom­mées du chaos pri­mi­tif » dont Yves Bou­dier nous informe qu’elles s’appellent aujourd’hui les îles Dio­mède. Être navi­ga­teur, être un décou­vreur, c’est avant tout se cou­cher « sur le tran­chant du temps » et être en butte au perd­lé­ror­poq, cette mélan­co­lie boréale que Robert Bur­ton ne semble pas avoir iden­ti­fiée.
Un des grands moments du récit est la ren­contre de Béring et de Cook sur une mer impro­bable, lorsque ce der­nier remonte d’Océanie. Les deux hommes parlent fran­çais. Ima­gi­nez la scène aujourd’hui : nous aurions deux « aven­tu­riers » bar­dés de numé­rique, avec des pro­tec­tions sur tout le corps pour
sur­tout ne pas se faire mal, bara­goui­nant un anglais d’outre-tombe, d’avant les vagues, et ils se diraient – contre Plu­tarque rap­por­tant une maxime de Pom­pée – que vivre est plus impor­tant que navi­guer alors qu’il est évident que toute action de mou­ve­ment est plus essen­tielle que vivre. Vivre, c’est de la ver­ro­te­rie. C’est ce qu’on nomme « vivo­ter ». Vous ajou­tez Bou­gain­ville et sa Bou­deuse, et vous avez un trium­vi­rat exceptionnel.

L’aven­ture, c’est tou­jours tour­ner la page. Par­fois, la lit­té­ra­ture, c’est vou­loir res­ter sur la page 124 pour demeu­rer avec ces hommes d’une autre trempe, qui ne fai­saient pas de pro­me­nade fami­liale à vélo et ne men­diaient pas, à chaque moment de leur vie, de la com­pas­sion ou de la « com­pré­hen­sion ». On meurt d’être « com­pré­hen­sif » alors que les verres doivent être « gaillar­de­ment rem­plis » pour de tels fli­bus­tiers qui échan­ge­raient « leur nom pour une mer ».
Dès lors, il convient de voguer avec Saint-Hilaire et Bou­dier, son second qui est peut-être le vrai capi­taine. Pourvu que la mer soit déchaînée !

valey molet  

Mar­tin Saint-Hilaire & Yves Bou­dier, L’expe[r]dition ou les aven­tures d’un marin de qua­lité, éd. Rumeur libre, juin 2022, 176 p. — 19,00 €.

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