Davodka, Héritage (2024)

Bien rece­voir pour mieux donner

Rap­peur fran­çais de la scène under­ground, Davodka nous offre avec Héri­tage un album qui s’impose comme le fruit de sa décen­nie de car­rière solo dans le rap conscient, s’inspirant des tech­niques don­nées avant lui par les grands noms de ce genre, tout en ins­cri­vant son œuvre, puis­sante et réflé­chie, dans cette même volonté de trans­mis­sion. Célèbre pour ses textes inci­sifs qui vont à contre-courant des ten­dances domi­nantes, ainsi que pour la rapi­dité ful­gu­rante de son flow, Davodka est l’un des lyri­cistes les plus recon­nus de la scène rap indé­pen­dante.
Magni­fié par des influences boom bap, trap, et même quelques notes ragga, des samples rava­geurs et un ins­tru­men­tal par­fait pour chaque piste, Davodka ne cesse de déton­ner par son flow, ses jeux de mots puis­sants et recher­chés, ses réfé­rences cultu­relles, son regard acerbe sur la société contem­po­raine et ses rimes mul­ti­syl­la­biques. Avec ce sep­tième opus, il prouve à nou­veau son talent, fai­sant là encore la démons­tra­tion de ses prouesses et de sa maî­trise du genre. Arti­san de la rime por­tant des textes enga­gés sans jamais tom­ber dans le dog­ma­tisme, la qua­lité et la pro­fon­deur de ses mes­sages huma­nistes rap­pellent que les textes intros­pec­tifs du rap conscient doivent avoir une dimen­sion uni­ver­selle, et c’est la rai­son pour laquelle son mes­sage résonne aussi puis­sam­ment dans le coeur de son public. Davodka ne parle pas de lui, il parle de nous tous. Véri­table maes­tro du rap, il s’affirme ainsi comme un monu­ment sur la scène fran­çaise qui, sans jamais tra­hir son essence artis­tique, par­vient tou­jours à se surpasser.

En vir­tuose qui n’a donc plus à prou­ver, ni sa maî­trise du genre, ni la qua­lité per­cu­tante de ses pun­chlines, c’est natu­rel­le­ment Libre comme l’art qui ouvre le bal avec une brag track1 épous­tou­flante qui souffle les jeux de mots sans jamais essouf­fler son flow rythmé et rava­geur, lequel met, effec­ti­ve­ment et aus­si­tôt, la concur­rence sur “hors beat”. Ce titre résonne brillam­ment avec BLC et Épi­lep­sie, deux autres pistes mar­quées par des lyrics brag et un flow ultra rapide, dans les­quelles il rend hom­mage à son public, son indé­pen­dance artis­tique et sa per­sé­vé­rance dans le dif­fi­cile mou­ve­ment indé. Avec Épi­lep­sie, on savou­rera, là encore, sa jongle incroyable et ses rimes à la Emi­nem qui ren­forcent la tech­ni­cité incroyable de sa pres­ta­tion, tout en repous­sant les limites de la ver­si­fi­ca­tion.
En effet, seul le rap peut per­mettre de faire rimer aussi inten­sé­ment des rimes impar­faites ou non-conventionnelles, grâce au rythme, à l’intonation et à l’articulation don­nés par le rap­peur aux alli­té­ra­tions et aux asso­nances, en liant les syl­labes et en créant une conti­nuité sonore per­cu­tante. Avec l’usage de ces rimes internes mul­ti­syl­la­biques (éga­le­ment appe­lées
slant rhyme, en anglais, ou rimes obliques), rares sont les rap­peurs à par­ve­nir à faire rimer à l’oreille, de manière per­cu­tante et immer­sive, des rimes qui ne sont pas riches ou clas­siques, et Davodka est bien l’un de ceux-là, tout en se dis­tin­guant par sa créa­ti­vité. Et c’est d’ailleurs pour­quoi Davodka fait l’éloge de ce genre cher à son cœur qui lui a per­mis de subli­mer ses affects (Inar­rê­table en fea­tu­ring avec Sakage, Feuille frois­sée ou encore Coûte que coûte en fea­tu­ring avec Hidan).

Sur BLC, on notera sa manière remar­quable de mêler fierté et humi­lité, parce que si notre DVK est bien loin de recher­cher la gloire, il réaf­firme sa loyauté envers ceux qui le suivent et se retrouvent dans ses textes, tout en per­sis­tant à per­sé­vé­rer dans le vrai rap, cette sorte de socio­lo­gie poli­tique de la street subli­mée par ces véhi­cules admi­rables que sont les arts des mots et du flow, bien loin qu’il est de la célé­brité facile et du star-système. Davodka a en effet une rela­tion authen­tique avec le rap mais aussi avec son public, met­tant un point d’honneur à res­ter réel­le­ment proche de lui, n’hésitant pas à lire tous les retours qui lui sont faits et à échan­ger avec lui après ses concerts. Il tire pré­ci­sé­ment sa fierté du fait qu’il pré­fère res­ter intègre et humble, loin des stan­dards com­mer­ciaux, plu­tôt qu’être un décé­ré­bré sans talent fai­sant office de spon­sor publi­ci­taire pour des mil­liar­daires et deve­nant, par là même, un ins­tru­ment de lobo­to­mie de masse qui contri­bue à asser­vir le peuple et à réduire à néant l’origine même de ce qu’était, et de ce que devrait res­ter, le rap.

À ce titre, Idio­cra­tie arrive à point nommé et Davodka se paie le luxe, pour notre plus grand plai­sir et sur un petit air clas­sique au cla­ve­cin, de démon­ter les faux-semblants nar­cis­siques, imbé­ciles et super­fi­ciels des réseaux sociaux et des médias pou­belles à la C8 et TPMP (pour ne pas les nom­mer). Marion­nettes utiles du capi­ta­lisme, les star­lettes sans talent sont dénon­cées comme étant le signe de la déper­di­tion de nos valeurs sociales et humaines au pro­fit du Capi­tal. Bien que les pun­chlines de ce mor­ceau soient un vrai moment de plai­sir, qui ras­su­rera sans aucun doute l’auditeur sur le fait que oui, il reste des gens dotés d’un cer­veau dans notre monde, en revanche, on notera que les réfé­rences pseudo-culturelles, donc, de cette société de paraître, pour­ront être très cryp­tiques pour tous les gens qui ne s’y inté­ressent pas.
Et c’est pour­quoi je ne remer­cie pas Davodka de révé­ler à nos consciences déjà rude­ment mises à mal par la médio­crité de notre classe poli­tique autant qu’artistique, l’existence d’étrons média­tiques tels que SCH,
Ruby Nikara, ou encore Niska et Shay, tenant cha­cun plus, par ailleurs, de la pros­ti­tuée et du maque­reau que de nulle autre chose… Cela dit, ses upper­cuts vocaux sont tel­le­ment savou­reux qu’on lui par­donne bien volon­tiers d’avoir été contraint de sou­li­gner la misère intel­lec­tuelle de notre siècle par des exemples trou­vés au fond des pou­belles vir­tuelles (qui font tout de même, et de manière par­fai­te­ment insen­sée, des mil­lions de fans). Enfin, Davodka dénonce l’individualisme crois­sant et la frag­men­ta­tion de la société, en poin­tant du doigt la divi­sion entre hommes et femmes via la mon­tée des mou­ve­ments iden­ti­taires dont on peut effec­ti­ve­ment s’interroger sur leur légi­ti­mité, œuvrant à nous détour­ner du vrai pro­blème qu’est celui de la lutte des classes, sans oublier de sou­li­gner sa fierté de ne pas faire par­tie de cette déca­dence média­tique : “Bien­ve­nue dans s’t’idiocratie y’a de quoi être décon­te­nancé /J’ferai par­tie de ceux à décou­vert tant qu’la bêtise sera récom­pen­sée.

Pour­sui­vant la cri­tique de la perte des valeurs humaines les plus fon­da­men­tales qui carac­té­rise notre société contem­po­raine, sacri­fiant ce que l’être humain a de plus beau au pro­fit de la cupi­dité égoïste inhé­rente au capi­ta­lisme, Davodka enchaîne avec On naît seul, on meurt seul, dans lequel il pro­pose une réflexion sur la mar­chan­di­sa­tion des valeurs sociales, sur la loyauté et la pré­cieuse qua­lité qu’est l’amour dés­in­té­ressé, tout en ren­dant hom­mage à la sim­pli­cité de la vie et aux rela­tions humaines sin­cères : On vit dans un monde, où tout se mon­naye, où les vraies valeurs ont botté en touche / L’amour, l’amitié, ça vau­drait de l’or, mais les sen­ti­ments sont pas cotés en bourse.
Et parce que “La misère, pour la com­prendre, faut la voir ou la vivre”, comme il le disait déjà sur Accusé de réflexion, en 2017, Davodka rend hom­mage à ceux qui viennent d’en bas Avec des mots ; à tous ceux qui n’ont pas de voix, mais dont il connaît les galères. Nul doute que ce titre émou­vant, dénon­çant les ini­qui­tés inhé­rentes à notre type d’organisation sociale et éco­no­mique grâce à des rimes et des jeux de mots tou­jours aussi délec­tables, saura non seule­ment nous redon­ner de la voix, mais aussi du cou­rage, nous ras­sem­blant dans une huma­nité qui se recon­naît dans les mêmes expé­riences de vie tra­ver­sées et dans les mêmes valeurs humaines que nous par­ta­geons par-delà l’anonymat de nos exis­tences. Et si tou­te­fois, Les minots dorment et Arc-en-ciel ne vous redonnent pas assez de force pour affron­ter le déses­poir de vivre dans ce monde vicié, Décon­nexion vous met­tra un peu de baume au cœur.

L’un des titres les plus émou­vants de l’album reste sans conteste Enfant bulle. Si Davodka se carac­té­rise sou­vent par des lyrics inti­mistes, ce mor­ceau par­tage plus ouver­te­ment une tranche de vie per­son­nelle par­ti­cu­liè­re­ment poi­gnante, puisqu’il s’adresse direc­te­ment à son fils diag­nos­ti­qué autiste, invi­tant l’auditeur à éprou­ver avec lui ce moment dif­fi­cile, évo­quant la culpa­bi­lité en tant que parent, s’ajoutant à la pape­rasse, les rendez-vous médi­caux, le manque d’argent et ce, sans jamais tom­ber dans le misé­ra­bi­lisme, car DVK n’est pas du genre à plier. Bien au contraire, il réaf­firme sa pug­na­cité autant que son amour pater­nel, tout en la trans­met­tant par empa­thie à tous les parents qui, comme lui, ont eu à affron­ter ce genre de situa­tion néces­sai­re­ment dou­lou­reuse. Ce titre per­met­tra en outre de ques­tion­ner la notion de nor­ma­lité et de tou­cher du doigt la façon dont la société n’accepte que peu les dif­fé­rences et reste inadap­tée à tous ceux qui s’écartent des normes qu’elle a érigées.

Enfin, le titre épo­nyme, Héri­tage, file la méta­phore archi­tec­tu­rale pour évo­quer la façon dont les parents nous construisent et com­ment ils peuvent, sou­vent indi­rec­te­ment, nous pous­ser à deve­nir meilleurs, mais aussi la façon dont les expé­riences de vie nous façonnent et nous trans­forment, jusqu’à ce jour où l’on ne construit plus que pour soi, mais pour les autres, à com­men­cer par ses enfants. On appré­ciera de retrou­ver sur ce titre Deadi, avec son timbre de voix si sin­gu­lier, son flow appuyé et ses lyrics intros­pec­tifs qui rendent hom­mage à sa fille et prouvent encore à quel point la (bonne) paren­ta­lité est propre à rendre les humains meilleurs ; parce que la vraie parenté est bien­fai­trice dès lors qu’elle nous élève indi­vi­duel­le­ment dans le col­lec­tif, autant dans un sens ascen­dant que des­cen­dant. On appré­ciera éga­le­ment Cenza dont le mes­sage sou­ligne à quel point la storgê (l’amour fami­lial) et les enfants sont les biens les plus pré­cieux de l’humanité et, à ce titre, que tous les enfants du monde devraient être consi­dé­rés comme les nôtres. Parce que, en somme, un héri­tage, c’est plus qu’un bien qu’on reçoit : c’est un don fait pour être par­tagé et trans­mis, un fil qui relie les géné­ra­tions et per­pé­tue notre huma­nité col­lec­tive. C’est un acte qui dépasse l’individu, au cœur de notre nature humaine.

Davodka est un artiste dont le talent indé­niable puise ses racines, à l’instar de tout être humain, dans ceux qui l’ont pré­cédé, et qui est animé par la volonté de par­ta­ger avec nous ses inter­ro­ga­tions, ses com­men­taires, ses réflexions et ses sen­ti­ments via son art. Et ces choses dites, subli­mées par ses textes, son flow, son rythme et sa musique, éveillent en son public cette huma­nité com­mune qui se recon­naît et se par­tage sou­dai­ne­ment, se trans­met­tant telle une géné­ro­sité intem­po­relle, une pro­messe de par­tage faite aux géné­ra­tions futures.
Ce que nous construi­sons aujourd’hui n’appartient pas à un seul, mais à tous ceux qui vien­dront ensuite. Et pour cette rai­son, rare et pré­cieuse à l’image des valeurs qu’il défend, Davodka laisse
Héri­tage en écoute gra­tuite sur sa page You­Tube, misant sur la fidé­lité de son public pour sou­te­nir son art en ache­tant l’album ou en vibrant à ses côtés lors de sa tour­née 2024–2025.

sophie bonin

Davodka, Héri­tage, X-Ray pro­duc­tion, 25 octobre 2024 — 15,00 €.

1/ Issus des bat­tle rap des années 80, les brags tracks sont des mor­ceaux où le rap­peur se vante de ses talents et fait ainsi preuve de brag­ga­do­cio (d’où le nom), en se pré­sen­tant comme au som­met de son art et supé­rieur à ses concurrents.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>