Bien recevoir pour mieux donner
Rappeur français de la scène underground, Davodka nous offre avec Héritage un album qui s’impose comme le fruit de sa décennie de carrière solo dans le rap conscient, s’inspirant des techniques données avant lui par les grands noms de ce genre, tout en inscrivant son œuvre, puissante et réfléchie, dans cette même volonté de transmission. Célèbre pour ses textes incisifs qui vont à contre-courant des tendances dominantes, ainsi que pour la rapidité fulgurante de son flow, Davodka est l’un des lyricistes les plus reconnus de la scène rap indépendante.
Magnifié par des influences boom bap, trap, et même quelques notes ragga, des samples ravageurs et un instrumental parfait pour chaque piste, Davodka ne cesse de détonner par son flow, ses jeux de mots puissants et recherchés, ses références culturelles, son regard acerbe sur la société contemporaine et ses rimes multisyllabiques. Avec ce septième opus, il prouve à nouveau son talent, faisant là encore la démonstration de ses prouesses et de sa maîtrise du genre. Artisan de la rime portant des textes engagés sans jamais tomber dans le dogmatisme, la qualité et la profondeur de ses messages humanistes rappellent que les textes introspectifs du rap conscient doivent avoir une dimension universelle, et c’est la raison pour laquelle son message résonne aussi puissamment dans le coeur de son public. Davodka ne parle pas de lui, il parle de nous tous. Véritable maestro du rap, il s’affirme ainsi comme un monument sur la scène française qui, sans jamais trahir son essence artistique, parvient toujours à se surpasser.
En virtuose qui n’a donc plus à prouver, ni sa maîtrise du genre, ni la qualité percutante de ses punchlines, c’est naturellement Libre comme l’art qui ouvre le bal avec une brag track1 époustouflante qui souffle les jeux de mots sans jamais essouffler son flow rythmé et ravageur, lequel met, effectivement et aussitôt, la concurrence sur “hors beat”. Ce titre résonne brillamment avec BLC et Épilepsie, deux autres pistes marquées par des lyrics brag et un flow ultra rapide, dans lesquelles il rend hommage à son public, son indépendance artistique et sa persévérance dans le difficile mouvement indé. Avec Épilepsie, on savourera, là encore, sa jongle incroyable et ses rimes à la Eminem qui renforcent la technicité incroyable de sa prestation, tout en repoussant les limites de la versification.
En effet, seul le rap peut permettre de faire rimer aussi intensément des rimes imparfaites ou non-conventionnelles, grâce au rythme, à l’intonation et à l’articulation donnés par le rappeur aux allitérations et aux assonances, en liant les syllabes et en créant une continuité sonore percutante. Avec l’usage de ces rimes internes multisyllabiques (également appelées slant rhyme, en anglais, ou rimes obliques), rares sont les rappeurs à parvenir à faire rimer à l’oreille, de manière percutante et immersive, des rimes qui ne sont pas riches ou classiques, et Davodka est bien l’un de ceux-là, tout en se distinguant par sa créativité. Et c’est d’ailleurs pourquoi Davodka fait l’éloge de ce genre cher à son cœur qui lui a permis de sublimer ses affects (Inarrêtable en featuring avec Sakage, Feuille froissée ou encore Coûte que coûte en featuring avec Hidan).
Sur BLC, on notera sa manière remarquable de mêler fierté et humilité, parce que si notre DVK est bien loin de rechercher la gloire, il réaffirme sa loyauté envers ceux qui le suivent et se retrouvent dans ses textes, tout en persistant à persévérer dans le vrai rap, cette sorte de sociologie politique de la street sublimée par ces véhicules admirables que sont les arts des mots et du flow, bien loin qu’il est de la célébrité facile et du star-système. Davodka a en effet une relation authentique avec le rap mais aussi avec son public, mettant un point d’honneur à rester réellement proche de lui, n’hésitant pas à lire tous les retours qui lui sont faits et à échanger avec lui après ses concerts. Il tire précisément sa fierté du fait qu’il préfère rester intègre et humble, loin des standards commerciaux, plutôt qu’être un décérébré sans talent faisant office de sponsor publicitaire pour des milliardaires et devenant, par là même, un instrument de lobotomie de masse qui contribue à asservir le peuple et à réduire à néant l’origine même de ce qu’était, et de ce que devrait rester, le rap.
À ce titre, Idiocratie arrive à point nommé et Davodka se paie le luxe, pour notre plus grand plaisir et sur un petit air classique au clavecin, de démonter les faux-semblants narcissiques, imbéciles et superficiels des réseaux sociaux et des médias poubelles à la C8 et TPMP (pour ne pas les nommer). Marionnettes utiles du capitalisme, les starlettes sans talent sont dénoncées comme étant le signe de la déperdition de nos valeurs sociales et humaines au profit du Capital. Bien que les punchlines de ce morceau soient un vrai moment de plaisir, qui rassurera sans aucun doute l’auditeur sur le fait que oui, il reste des gens dotés d’un cerveau dans notre monde, en revanche, on notera que les références pseudo-culturelles, donc, de cette société de paraître, pourront être très cryptiques pour tous les gens qui ne s’y intéressent pas.
Et c’est pourquoi je ne remercie pas Davodka de révéler à nos consciences déjà rudement mises à mal par la médiocrité de notre classe politique autant qu’artistique, l’existence d’étrons médiatiques tels que SCH, Ruby Nikara, ou encore Niska et Shay, tenant chacun plus, par ailleurs, de la prostituée et du maquereau que de nulle autre chose… Cela dit, ses uppercuts vocaux sont tellement savoureux qu’on lui pardonne bien volontiers d’avoir été contraint de souligner la misère intellectuelle de notre siècle par des exemples trouvés au fond des poubelles virtuelles (qui font tout de même, et de manière parfaitement insensée, des millions de fans). Enfin, Davodka dénonce l’individualisme croissant et la fragmentation de la société, en pointant du doigt la division entre hommes et femmes via la montée des mouvements identitaires dont on peut effectivement s’interroger sur leur légitimité, œuvrant à nous détourner du vrai problème qu’est celui de la lutte des classes, sans oublier de souligner sa fierté de ne pas faire partie de cette décadence médiatique : “Bienvenue dans s’t’idiocratie y’a de quoi être décontenancé /J’ferai partie de ceux à découvert tant qu’la bêtise sera récompensée.”
Poursuivant la critique de la perte des valeurs humaines les plus fondamentales qui caractérise notre société contemporaine, sacrifiant ce que l’être humain a de plus beau au profit de la cupidité égoïste inhérente au capitalisme, Davodka enchaîne avec On naît seul, on meurt seul, dans lequel il propose une réflexion sur la marchandisation des valeurs sociales, sur la loyauté et la précieuse qualité qu’est l’amour désintéressé, tout en rendant hommage à la simplicité de la vie et aux relations humaines sincères : “On vit dans un monde, où tout se monnaye, où les vraies valeurs ont botté en touche / L’amour, l’amitié, ça vaudrait de l’or, mais les sentiments sont pas cotés en bourse. “
Et parce que “La misère, pour la comprendre, faut la voir ou la vivre”, comme il le disait déjà sur Accusé de réflexion, en 2017, Davodka rend hommage à ceux qui viennent d’en bas Avec des mots ; à tous ceux qui n’ont pas de voix, mais dont il connaît les galères. Nul doute que ce titre émouvant, dénonçant les iniquités inhérentes à notre type d’organisation sociale et économique grâce à des rimes et des jeux de mots toujours aussi délectables, saura non seulement nous redonner de la voix, mais aussi du courage, nous rassemblant dans une humanité qui se reconnaît dans les mêmes expériences de vie traversées et dans les mêmes valeurs humaines que nous partageons par-delà l’anonymat de nos existences. Et si toutefois, Les minots dorment et Arc-en-ciel ne vous redonnent pas assez de force pour affronter le désespoir de vivre dans ce monde vicié, Déconnexion vous mettra un peu de baume au cœur.
L’un des titres les plus émouvants de l’album reste sans conteste Enfant bulle. Si Davodka se caractérise souvent par des lyrics intimistes, ce morceau partage plus ouvertement une tranche de vie personnelle particulièrement poignante, puisqu’il s’adresse directement à son fils diagnostiqué autiste, invitant l’auditeur à éprouver avec lui ce moment difficile, évoquant la culpabilité en tant que parent, s’ajoutant à la paperasse, les rendez-vous médicaux, le manque d’argent et ce, sans jamais tomber dans le misérabilisme, car DVK n’est pas du genre à plier. Bien au contraire, il réaffirme sa pugnacité autant que son amour paternel, tout en la transmettant par empathie à tous les parents qui, comme lui, ont eu à affronter ce genre de situation nécessairement douloureuse. Ce titre permettra en outre de questionner la notion de normalité et de toucher du doigt la façon dont la société n’accepte que peu les différences et reste inadaptée à tous ceux qui s’écartent des normes qu’elle a érigées.
Enfin, le titre éponyme, Héritage, file la métaphore architecturale pour évoquer la façon dont les parents nous construisent et comment ils peuvent, souvent indirectement, nous pousser à devenir meilleurs, mais aussi la façon dont les expériences de vie nous façonnent et nous transforment, jusqu’à ce jour où l’on ne construit plus que pour soi, mais pour les autres, à commencer par ses enfants. On appréciera de retrouver sur ce titre Deadi, avec son timbre de voix si singulier, son flow appuyé et ses lyrics introspectifs qui rendent hommage à sa fille et prouvent encore à quel point la (bonne) parentalité est propre à rendre les humains meilleurs ; parce que la vraie parenté est bienfaitrice dès lors qu’elle nous élève individuellement dans le collectif, autant dans un sens ascendant que descendant. On appréciera également Cenza dont le message souligne à quel point la storgê (l’amour familial) et les enfants sont les biens les plus précieux de l’humanité et, à ce titre, que tous les enfants du monde devraient être considérés comme les nôtres. Parce que, en somme, un héritage, c’est plus qu’un bien qu’on reçoit : c’est un don fait pour être partagé et transmis, un fil qui relie les générations et perpétue notre humanité collective. C’est un acte qui dépasse l’individu, au cœur de notre nature humaine.
Davodka est un artiste dont le talent indéniable puise ses racines, à l’instar de tout être humain, dans ceux qui l’ont précédé, et qui est animé par la volonté de partager avec nous ses interrogations, ses commentaires, ses réflexions et ses sentiments via son art. Et ces choses dites, sublimées par ses textes, son flow, son rythme et sa musique, éveillent en son public cette humanité commune qui se reconnaît et se partage soudainement, se transmettant telle une générosité intemporelle, une promesse de partage faite aux générations futures.
Ce que nous construisons aujourd’hui n’appartient pas à un seul, mais à tous ceux qui viendront ensuite. Et pour cette raison, rare et précieuse à l’image des valeurs qu’il défend, Davodka laisse Héritage en écoute gratuite sur sa page YouTube, misant sur la fidélité de son public pour soutenir son art en achetant l’album ou en vibrant à ses côtés lors de sa tournée 2024–2025.
sophie bonin
Davodka, Héritage, X-Ray production, 25 octobre 2024 — 15,00 €.