La littérature selon Jacques Cauda et Philippe Pichon (À sauts et à gambades)

Le pam­phlet avait dis­paru des étals, à croire que les pois­son­nières avaient fait de leur gouaille une manière de Rim­mel de luxe et que les voyous d’autocars pre­naient tous des cours de dic­tion et de main­tien. Il n’en est rien bien sûr et la fausse forme poli­cée, qui semble avoir tout colo­nisé, n’existe en réa­lité que dans la tête de ceux qui n’ont pas d’âme et l’âme de ceux qui n’ont pas de tête.

L’injure luit tou­jours sur les ave­nues et dans les clai­rières. Seule « la parole puta­ni­sée », les pali­no­dies contra­riées et le déclin esthé­tisé du lan­gage dans une espèce de java­nais d’outre-tombe nous font croire que l’honneur d’insulter a dis­paru. En réa­lité, les écri­vains, pour qui la lit­té­ra­ture n’est pas cade­nas­sée par l’état-civil, et qui ne découvrent « jamais l’assassin », exaltent tou­jours la vin­dicte, le retran­che­ment guer­rier et l’outrage.
Après
Injures pré­cé­dant un amour légen­daire de Zab­dyr, Cauda et Pichon le démontrent encore dans À sauts et à gam­bades. Ainsi, « le jour­nal de (leurs) lec­tures est tou­jours le car­net de (leurs) humeurs ». Le brû­lot s’entiche de la para­bole des incen­dies sans maî­trise dans un uni­vers lit­té­raire où la com­po­si­tion avec un sujet, un verbe et un com­plé­ment est rede­ve­nue la règle.
Contre la lit­té­ra­ture fes­sal­gique, nos com­pères par­ti­cipent de cet « esprit de prin­ci­pauté » que Leti­zia évo­quait quand elle par­lait de Bona­parte. Cela implique l’extravagance, la mau­vaise foi et l’exagération hyper­tro­phique comme si la com­pa­rai­son devait céder la place à la para­taxe dans une folle course vers l’anomalie.

Je songe aux Cim­mé­riens entrant dans l’onde, épées à la main, pour défaire la mer. Ou à la phrase du peintre Bell­mer : « Une figure humaine est la recom­po­si­tion d’un car­nage ». Nos deux écri­vains évoquent des peintres, des créa­teurs, des artistes en sous-tendant que « la mort n’est jamais que du vivant abîmé, tombé dans le trou de la repré­sen­ta­tion ». On atteint ici le para­doxe des pam­phlé­taires sou­riant dont l’univers est « tra­duit du silence » et qui voci­fèrent contre ceux qui com­pro­mettent le mutisme.
Au fond, un polé­miste n’a jamais de sujet à sa taille. Il enrage de ne pou­voir briser-là et s’attaque sou­vent, en dépit de ses déné­ga­tions « à ce qui n’en vaut guère la peine, à ce qui est trop démuni, pour faire cou­rir un risque à l’agresseur ». Un polé­miste n’a évi­dem­ment pas le sens de la mesure, pas même de ses retraits, « tout lui (est) pit­to­resque. D’un coupe-papier il (fait) une tranchée ».

Cauda et Pichon s’amusent à déglin­guer et cela nous dis­trait de la lour­deur sérieuse des conscien­cieux, de ceux et celles qui ont des choses à dire, c’est-à-dire des pas-grand-chose à pen­ser. Ainsi, définissent-ils cer­tains écri­vants dont la médio­crité n’a d’égale que leur sou­mis­sion auto­cen­trée sur leur médio­crité : ce sont « (des) sortes de catas­trophe aérienne de l’apesanteur pour pétard mouillé ». Si, dans chaque écri­vain, « un pauvre type sur­vit inter­mi­na­ble­ment », dans chaque créa­teur le don d’insulte s’insinue irré­mé­dia­ble­ment quand bien même il serait feu­tré par la méchan­ceté d’être sage.
Il n’y a pas d’artiste sans haine, plus ou moins tein­tée de fal­ba­las et de col­liers de perles, car la détes­ta­tion est un prin­cipe actif au même titre que l’amour, plus dif­fi­cile à assu­jet­tir à la conju­gai­son, au champ lexi­cal et à la gram­maire désen­nuyée. D’aucuns affir­me­ront que la pam­phlet est une faci­lité de che­na­pans. Et alors ? Essayez et vous ver­rez que la féro­cité et la vélo­cité du bon mot rageur ne sont pas si attei­gnables
vu du sommet.

D’ailleurs, nos filous aiment beau­coup, pour deux moqueurs : Bous­quet, Céline, Lepère, Vio­lette Leduc passent entre les gouttes des brêles bobi­nesques. Lire cer­tains auteurs « rend médiocre » comme le prouve Minus Hen­ric, « aban­donné fumant sur le trot­toir ; tel quel ! », à mou­rir de rire, « puisque pour vivre minable, vivons lèche-cul ». Il n’y a pour­tant qu’une race sur Terre : la race lit­té­raire pour qui le scan­dale a le goût du nœud-papillon en salade en évi­tant les faux-pas du pied gauche.
Et il n’y a qu’une cri­tique : « la cri­tique d’intuition et d’évocation contre la cri­tique à pré­ten­tion magis­trale ». Cauda réplique à Pichon qui répond à Cauda dans une manière de coda, pit­choun (Pichon en occi­tan) ! De ces styles diver­gents, une lagune se devine comme vue du ciel et forme un pano­rama dont les sil­houettes sont l’anamnèse.

Les pam­phlé­taires sont tou­jours tendres jusqu’à l’indélicatesse, tous « de fou­traques lou­foques » qui cherchent, tel Lepère, « ce qu’on pour­rait nom­mer les trans­pa­rences du monde », à moins que ce ne soit l’obscurité incon­grue de soi. Par­fois, les com­plices évoquent des auteurs dont je n’ai rien à braire, faute de les avoir conve­na­ble­ment traits comme Proust ou Modiano. Par­fois, ils rap­pellent que Mil­lau et Alber­tine Sar­ra­zin ont existé.
Il y a des admi­ra­tions éton­nantes dans ce livre qui est tout, sauf pous­sif. Si, pour Pin­dare, « l’homme est le rêve d’une ombre », pour Cauda et Pichon, la lit­té­ra­ture n’a rien d’une « élo­quence de caté­chiste (qui) enseigne sa morale à rebours ». On a sou­vent le sen­ti­ment putride que rien ne change. Or, prendre plai­sir, rire, savou­rer une belle for­mule doit res­sour­cer l’esthétique qui singe, ces der­niers temps, le déam­bu­la­teur butant sur une borne au fond d’une impasse.

Heureu­se­ment qu’il reste des Cauda et des Pichon qui nous rap­pellent que, depuis Rabe­lais, quelque chose a changé : la meilleure façon de se tor­cher le der­rière n’est plus l’usage d’un oison mais la tête des écri­vants, chauves ou pas, même si cela risque de râper un peu. Et ça, c’est le grand ensei­gne­ment de ce livre à mettre entre tous les neurones.

valery molet

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