Le pamphlet avait disparu des étals, à croire que les poissonnières avaient fait de leur gouaille une manière de Rimmel de luxe et que les voyous d’autocars prenaient tous des cours de diction et de maintien. Il n’en est rien bien sûr et la fausse forme policée, qui semble avoir tout colonisé, n’existe en réalité que dans la tête de ceux qui n’ont pas d’âme et l’âme de ceux qui n’ont pas de tête.
L’injure luit toujours sur les avenues et dans les clairières. Seule « la parole putanisée », les palinodies contrariées et le déclin esthétisé du langage dans une espèce de javanais d’outre-tombe nous font croire que l’honneur d’insulter a disparu. En réalité, les écrivains, pour qui la littérature n’est pas cadenassée par l’état-civil, et qui ne découvrent « jamais l’assassin », exaltent toujours la vindicte, le retranchement guerrier et l’outrage.
Après Injures précédant un amour légendaire de Zabdyr, Cauda et Pichon le démontrent encore dans À sauts et à gambades. Ainsi, « le journal de (leurs) lectures est toujours le carnet de (leurs) humeurs ». Le brûlot s’entiche de la parabole des incendies sans maîtrise dans un univers littéraire où la composition avec un sujet, un verbe et un complément est redevenue la règle.
Contre la littérature fessalgique, nos compères participent de cet « esprit de principauté » que Letizia évoquait quand elle parlait de Bonaparte. Cela implique l’extravagance, la mauvaise foi et l’exagération hypertrophique comme si la comparaison devait céder la place à la parataxe dans une folle course vers l’anomalie.
Je songe aux Cimmériens entrant dans l’onde, épées à la main, pour défaire la mer. Ou à la phrase du peintre Bellmer : « Une figure humaine est la recomposition d’un carnage ». Nos deux écrivains évoquent des peintres, des créateurs, des artistes en sous-tendant que « la mort n’est jamais que du vivant abîmé, tombé dans le trou de la représentation ». On atteint ici le paradoxe des pamphlétaires souriant dont l’univers est « traduit du silence » et qui vocifèrent contre ceux qui compromettent le mutisme.
Au fond, un polémiste n’a jamais de sujet à sa taille. Il enrage de ne pouvoir briser-là et s’attaque souvent, en dépit de ses dénégations « à ce qui n’en vaut guère la peine, à ce qui est trop démuni, pour faire courir un risque à l’agresseur ». Un polémiste n’a évidemment pas le sens de la mesure, pas même de ses retraits, « tout lui (est) pittoresque. D’un coupe-papier il (fait) une tranchée ».
Cauda et Pichon s’amusent à déglinguer et cela nous distrait de la lourdeur sérieuse des consciencieux, de ceux et celles qui ont des choses à dire, c’est-à-dire des pas-grand-chose à penser. Ainsi, définissent-ils certains écrivants dont la médiocrité n’a d’égale que leur soumission autocentrée sur leur médiocrité : ce sont « (des) sortes de catastrophe aérienne de l’apesanteur pour pétard mouillé ». Si, dans chaque écrivain, « un pauvre type survit interminablement », dans chaque créateur le don d’insulte s’insinue irrémédiablement quand bien même il serait feutré par la méchanceté d’être sage.
Il n’y a pas d’artiste sans haine, plus ou moins teintée de falbalas et de colliers de perles, car la détestation est un principe actif au même titre que l’amour, plus difficile à assujettir à la conjugaison, au champ lexical et à la grammaire désennuyée. D’aucuns affirmeront que la pamphlet est une facilité de chenapans. Et alors ? Essayez et vous verrez que la férocité et la vélocité du bon mot rageur ne sont pas si atteignables vu du sommet.
D’ailleurs, nos filous aiment beaucoup, pour deux moqueurs : Bousquet, Céline, Lepère, Violette Leduc passent entre les gouttes des brêles bobinesques. Lire certains auteurs « rend médiocre » comme le prouve Minus Henric, « abandonné fumant sur le trottoir ; tel quel ! », à mourir de rire, « puisque pour vivre minable, vivons lèche-cul ». Il n’y a pourtant qu’une race sur Terre : la race littéraire pour qui le scandale a le goût du nœud-papillon en salade en évitant les faux-pas du pied gauche.
Et il n’y a qu’une critique : « la critique d’intuition et d’évocation contre la critique à prétention magistrale ». Cauda réplique à Pichon qui répond à Cauda dans une manière de coda, pitchoun (Pichon en occitan) ! De ces styles divergents, une lagune se devine comme vue du ciel et forme un panorama dont les silhouettes sont l’anamnèse.
Les pamphlétaires sont toujours tendres jusqu’à l’indélicatesse, tous « de foutraques loufoques » qui cherchent, tel Lepère, « ce qu’on pourrait nommer les transparences du monde », à moins que ce ne soit l’obscurité incongrue de soi. Parfois, les complices évoquent des auteurs dont je n’ai rien à braire, faute de les avoir convenablement traits comme Proust ou Modiano. Parfois, ils rappellent que Millau et Albertine Sarrazin ont existé.
Il y a des admirations étonnantes dans ce livre qui est tout, sauf poussif. Si, pour Pindare, « l’homme est le rêve d’une ombre », pour Cauda et Pichon, la littérature n’a rien d’une « éloquence de catéchiste (qui) enseigne sa morale à rebours ». On a souvent le sentiment putride que rien ne change. Or, prendre plaisir, rire, savourer une belle formule doit ressourcer l’esthétique qui singe, ces derniers temps, le déambulateur butant sur une borne au fond d’une impasse.
Heureusement qu’il reste des Cauda et des Pichon qui nous rappellent que, depuis Rabelais, quelque chose a changé : la meilleure façon de se torcher le derrière n’est plus l’usage d’un oison mais la tête des écrivants, chauves ou pas, même si cela risque de râper un peu. Et ça, c’est le grand enseignement de ce livre à mettre entre tous les neurones.
valery molet