Hugo et L’art d’être grand-père

« Et moi qui suis le soir, et moi qui suis la nuit… Si les astres chan­taient, ils bégaie­raient ainsi »
… Et de trois, voici trois fois que je suis grand-père à cinquante-cinq ans, et c’est l’occasion de repar­ler de Vic­tor Hugo et de son admi­rable L’a
rt d’être grand-père. J’ai envie de dire avec lui contre les aigris dont la forme rap­pelle une cami­sole broyée par un mixer, les pleutres qui s’effraient d’avoir une main droite et une main gauche, les abî­més de la décu­lot­tée qui croient que la haine est un fal­bala de l’amour : « tout est nou­veau, tout est debout ».

Hugo a tout devancé car il n’était pas à l’écoute de son temps. Pour créer, il ne faut pas être le fils de son époque : naître post­hume n’est pas à la por­tée de la pre­mière enclume venue. Tous les écri­vains sont nés dans une sou­coupe volante qu’un alcoo­lique péto­mane a vu atter­rir dans son champ.

Ils laissent seule­ment un cercle de suie au milieu des blés ou des maïs, un cercle de feu dont on pour­rait dire si le char­bon était une cou­leur qu’il est imma­culé. Un écri­vain ne sert qu’à des­sou­ler les autres.

Si tous les hommes étaient créa­teurs, la gueule de bois relè­ve­rait du dahu ou de l’impasse mytho­lo­gique. Les vers de Hugo sont autant de say­nètes de science-fiction qu’aucun Pas­tis ne ral­lie.
Rien ne glace. Hugo n’abrège rien car sa fan­tai­sie est une pou­pée russe qui encastre l’humour, la pro­fon­deur et ce mélange des deux qui fait de la poé­sie la seule nar­ra­tion de demain.

Main­te­nant que la petite Jeanne est là, à côté de Simone et Emile, je peux tran­quille­ment leur par­ler de mes lec­tures, eux qui « disent des choses qu’ils ignorent ». Ainsi, j’ai avalé Gothique syn­thé­tique, pour­quoi je lis la « Foire aux atro­ci­tés » de Bal­lard de Sébas­tien Gay­raud. Cette col­lec­tion des édi­tions du Feu sacré est une col­lec­tion superbe.
J’avais déjà lu Auré­lien Lemant et sa magni­fique
Messe rouge. Ce que j’aime dans l’ignorance, c’est qu’elle ouvre des espaces. Ainsi, je ne connais­sais ni Bal­lard ni Gay­raud. En un seul livre, je découvre deux écri­vains et en remer­cie pro­fon­dé­ment cette crasse igno­rance sans laquelle ne rien savoir ne serait qu’un jeu.

Dans le même temps, sur les conseils du roman­cier Dali­bor Frioux, je lis Le noir est une cou­leur et Car­net de bal d’une cour­ti­sane de Gri­sé­li­dis Réal. Cette femme au des­tin tin­tin­na­bu­lant de cau­che­mars et de joies à l’allure de péri­phé­riques auto­mo­biles, avec Fée Clo­chette au doigt dans l’anus, est tel­le­ment déran­geante dans sa liberté – ou ce qu’on sup­pose être telle si on y inclut les coups, les viols et l’existence dans des cara­vanes pour­ries – qu’une vague impres­sion d’être un esclave res­sort de sa lec­ture.
A côté d’elle et de ce qu’elle montre de la mons­truo­sité de la liberté, tout fait panache de petit-bourgeois boche, même s’intromettre une banane dans le der­rière. Avec Ber­diaev, elle nous réap­prend à pen­ser la liberté non comme un droit mais comme une vio­lence faite à l’esprit, un dur appren­tis­sage et une dif­fi­culté très proche de la mise en dan­ger de soi.

Enfin, pour fêter l’arrivée au monde de ma petite-fille, rien de tel que de revoir L’hôpital et ses fan­tômes, de Lars von Trier. Outre ces dam­nés Danois, cette série ocre, âcre, arpen­tée par une caméra joueuse et cynique, est une vraie réus­site tant elle est dans l’ailleurs de l’à-côté.
On a envie de rire. On a par­fois peur. On est ravi de la liberté de ton, de ces déca­pi­ta­tions, de ce doc­teur qui se fait gref­fer un foie malade par amour de la science, de ces morts-vivants qui resur­gissent sous la forme de gnomes ou de tri­so­miques plus sages que les sor­cières sha­kes­pea­riennes, de ces haines entre Danois et Sué­dois qui com­pro­mettent une récon­ci­lia­tion franco-allemande.

Ainsi, l’éminent neu­ro­chi­rur­gien sué­dois pres­crit à son homo­logue danois de regar­der ses cacas dans la cuvette parce que, s’ils flottent, c’est un signe de bonne santé. Or, les crottes du Sué­dois coulent. Que cela signifie-t-il au regard de la lutte entre le Bien et le Mal ?

  • Pour­quoi mes crottes ne flottent-elles pas ?

  • Il faut man­ger des fibres. Ainsi, un paque­bot venait de cou­ler et un des marins man­geait énor­mé­ment de fruits et légumes. Les trois cents marins dans l’eau lui demandent de faire la grosse com­mis­sion. Une fois faite, ils s’accrochent au maca­ron et sont sauvés.

  • Ah bon ?

  • Euh, c’était une blague danoise

  • Mau­dits Danois !

L’art d’être grand-père, c’est aussi l’art sca­to­lo­gique de se moquer de tous les arts. « On voit sur la mer des chasse-marées ; / le nau­frage guette un mât fris­son­nant ; / Le vent dit : Demain ! l’eau dit : Main­te­nant ! Les voix qu’on entend sont déses­pé­rées. »
Et voilà com­ment Lars von Trier
fac­ture les vers de Vic­tor Hugo en appo­sant une signa­ture déli­ca­te­ment iro­nique sur la strophe mari­time des siècles.

Au fond, n’est-ce pas cela la créa­tion ? Fure­ter les mêmes choses, avec quelques adjec­tifs dif­fé­rents et son petit monde à soi, loin des dénon­cia­tions et des rédac­tions.
Dans la créa­tion, il y a tou­jours quelque chose d’insignifiant tan­dis que la galère vogue pleine de marins aux accou­tre­ments changeants.

 valery molet

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