La poésie ignore où est rangé le plumeau
Les cadeaux les plus chouettes sont ceux qu’on espérait secrètement, sans s’impatienter. Mais, à la différence des séries ou des films à épisodes, où tout est attendu, c’est-à-dire exact dans le cercle des répétitions, les cadeaux de livres sont espérés mais accidentels. Ils émanent toujours de celle qui « vaut le coup de foudre » comme disait Paul Valéry pour qui un présent doit être « l’étonnante inexactitude probable ».
On devine alors la nature des fumigènes : on bave comme un chien devant l’os frappé sur la gamelle, mais en gueule, il peut s’avérer en plastique. C’est un peu comme une femme en porte-jarretelles qui minaude tout le repas, en s’alcoolisant et qui vous dit finalement « non, non, non, mon gars, je suis trop ronde ! ».
Quoi qu’il en soit, mon amoureuse a eu le bon goût de m’offrir le dernier inédit de Desnos. A priori, les inédits sont à la littérature ce que la grève des éboueurs est à la propreté, c’est-à-dire une forme de mauvais goût qui ne conduit pas exactement à pouvoir déjeuner dans le vide-ordures : ainsi, l’escroquerie récente des textes retrouvés de Céline ou d’autres avant lui.
Mais il y a des exceptions : l’exception n’est-elle d’ailleurs pas le sel de l’existence, ce qui poivre la singularité et vinaigre le trublion ? Bref, avec Desnos, près de Saint-Merri, entre un cornet de frites et Amphitrite, me voilà à rêvasser à la définition de la poésie : la poésie, ce sont d’abord les contraires dont elle s’inspire mais qu’elle ne vénère pas. La poésie, c’est l’inverse du brossage de dents, de la barque quotidienne qui tangue entre le néant et la multiplication du zéro, des vacances aux forfaits rentabilisés, du cunnilingus sans doigt dans le derrière.
Ce sont certes des contraires mais surtout des avers, je veux dire l’absence totale de gain de temps. La poésie est avant tout de la pensée, un ton et du tonus, c’est-à-dire l’affirmation de la nullité du temps favorisant le contresens augustinien.
En effet, Saint Augustin, parce qu’il avait trois orifices, a cru au triptyque temporel. C’est la raison pour laquelle il est théologien et non poète ! Un mauvais poète est un poète qui ne pense rien, qui écrit toujours la même rengaine alors que Desnos aimerait « mieux crever que d’écrire à nouveau le poème précédent ».
En ce sens, la poésie ne s’oppose à rien : la politique, les relations sociales, l’éducation des enfants, l’oubli du cric pour changer un pneu, l’affolement face aux sentiments perdus n’existent simplement pas. Il n’est pas non plus utile de lever sa casquette devant la question de l’Être.
La poésie ignore où est rangé le plumeau, c’est pourquoi même la crapulerie n’est plus tout à fait une saleté. « Non, je ne hais point le néant vaste et noir / Je ne recueillerai pas les vestiges du passé / Mais mon cœur n’est pas triste. » Avec Desnos, la tristesse est évacuée du champ poétique : elle est trop molle pour anoblir la mélancolie et cette joie d’exister qui fait ressembler tous les actes à des préfaces de propos liminaires.
Ayant refermé Desnos, j’ouvre un manuscrit. La plupart sont des résumés de l’horloge parlante ou des speakerines météorologiques, souvent c’est même une présentatrice devant un orage qui regarde sa montre. C’est dingue le nombre de livres en attente d’un éditeur qui commencent par mettre des bottes et un ciré ou zieuter des montres à gousset.
Ecrire ne devrait pas être autorisé à ceux qui enfilent des après-ski et sont toujours à l’heure. Et là, je découvre une vraie poétesse : Paloma Hermine Hidalgo alias Caloniz Herminia. Pourtant, ses thèmes ne sont pas les miens, même si elle aime Marcel Moreau. Elle herborise dans l’outrage. Une pâquerette n’est qu’une ablation clitoridienne. Oui, le pollen est une sécrétion.
Là, au milieu des luxuriances végétales en forme de prête-nom pornographique, d’une cuisine où l’on écosse le petit pois et le rosse masculin, la parole s’invite où il n’y a rien à dire, où le silence même s’habille comme une aberration avec ses talons plats pour se faire plus discret, où l’anticipation visionnaire des camps de la mort de Desnos épouse l’éjaculation non consentie sur une gamine.
A elles deux, elles forment cette toile d’araignée où les rêves enfantins s’accrochent sans périr, vampirisés par les songeries d’adultes venimeux qui croient qu’une marelle gardienne le désir des jeunes filles pour les servir. Ici, les fleurs, les arbustes, toute cette sauvagerie cadenassée renvoient à la prétérition des pervers qui ne diront rien des seins qui commencent à pointer, tout en désignant les corolles rouges comme si la botanique déconfisait la différence d’âge et la violence sexuelle qui n’en est pourtant pas le mécanique effet.
Qu’est-ce que la souffrance ? semble-t-elle nous dire, incapable de s’ôter le tison rougi qu’elle a sur l’âme contrairement à Sade pour qui l’intromission galvanise l’alexandrin qui n’a que quatre lettres.
La souffrance singe parfois la voix d’une mère qui est « un air de viole sur un tapis d’oursins ». Alors, comme on n’est pas sérieux lorsqu’on 55 ans, on en vient à se demander pourquoi Paloma Hermine Hidalgo se réfugie dans la liane, le fuchsia et les plantes aromatiques pour dire les gaz méphitiques, la purulence et le sperme périmé.
Cette fausse question, qui longe tous les fleuves comme des péniches emplies de matériaux de construction, amène la vraie réponse : c’est parce que, c’est exactement cela la poésie ! La poésie, c’est l’inavouable succès des perdants, c’est le malheur qui jette ses mules par mépris des charentaises, c’est le voyou russe qui affirme que « mourir en cette vie n’est pas nouveau, mais vivre, assurément n’est pas plus neuf », c’est la tour Eiffel qui fait paître ses ponts, c’est le viol qui renverse les constellations dont les trous sont aussi noirs que les vagins abîmés. Elle fait du mot le contraire d’un panneau signalétique vers la cantine.
La poésie n’applique aucun taux sur la réalité parce qu’elle méconnait toutes les grosses ficelles des gens qui vivent dans le réel. La poésie n’a pas de miroir et n’imagine pas la lumière qu’elle ne repasse pas : le réel est fripé et l’imagination, une conciergerie jamais ouverte. C’est un monde dans lequel les chiffres et les lettres ne sont pas possibles car il n’y a plus ni vieux, ni jeunes, ni villes provinciales. Il y a ce que nous sommes : une pulvérisation vers l’inexistence que l’ironie du néant annule !
Avec sa Cristina publié aux éditions Réalgar, Paloma Hermine Hidalgo loge le plongeon dans le saut, très loin du jeu des « voyelle » et « consonne ». Avec elle, on peut rire une fois encore de consonne « c », voyelle « a », consonne « c », voyelle « a ». Mais, avec elle, la poésie n’articule pas l’alphabet, elle nous sonne tant elle sonne.
Nous sommes alors très éloignés du triangle idiophone faisant du pied au tocsin de jungle. Comme Jean-François Stévenin ne sera jamais « cinéaste », Hidalgo ne sera jamais « une femme qui écrit » : pour cause, elle ne regarde jamais le ciel le matin et ne sait pas que les montres à quartz ont existé.
Mais la poésie roule dans son verger, là où le roi de Babylone a inventé la versification en regardant le drame se perdre dans sa propre perpétuation. La poésie est ce spectateur ignoré au fond de la salle obscure qui, seul, n’assimile pas l’achèvement du suspense aux génériques de fin.
Elle ne parle que de la beauté qui jamais ne passe, même dans le jardin des supplices. C’est pourquoi, comme Desnos, Hidalgo est une vraie poète puisque « la douceur (la) roue » comme jadis on perdait sa vie par délicatesse.
valery molet
Robert Desnos, Poèmes de minuit, inédits 1936–1940, Seghers, 9 février 2023, 151 p. — 15, 00 €.
Hidalgo Paloma Hermine, Cristina, LE REALGAR , 8 juin 2023, 80 p. — 12,00 €.