Une valse avec Suétone et Kundera

Certains lisent dans le marc de café. Pour ma part, je com­pulse La vie des douze Césars de Sué­tone pour me pen­cher comme une rose éclose, pié­ti­née par des gar­ne­ments, sur l’avenir. Cha­cun sa manière de jouer du biniou : en ce qui me concerne, le futur, c’est le latin. Et plus par­ti­cu­liè­re­ment, la vie de Jules César.
Il est fas­ci­nant de voir à quel point Sué­tone fait d’anecdotes his­to­riques, non pas une sous­trac­tion de la cour de récréa­tion, mais un hymne aux mythes lit­té­raires, c’est-à-dire aux étangs dans les­quels les gar­dons se prennent pour des gavials, les gavials pour des cro­co­diles du Nil et les cro­co­diles du Nil pour des
génies che­ve­lus, mous­ta­chus, bar­bus ou maquillés.

Ainsi, la fas­ci­nante his­toire du couple consu­laire entre Jules César et Bibu­lus anti­cipe presque mot à mot l’ironie de Milan Kun­dera. On connaît l’histoire. Ces deux gus sont enne­mis mais deviennent consuls en même temps, Jules ava­lant rapi­de­ment Mar­cus si bien que les sar­cas­tiques de l’époque diront que Jules et César furent les deux consuls en l’année en – 59 avant J.-C. En ce temps-là, tout le monde était consul.

Mais inter­ro­geons Kun­dera pour qui nous sommes tous des écri­vains, c’est-à-dire des consuls sans pou­voir mais d’une vanité à faire pâlir la pourpre. « L’irrésistible ascen­sion de la gra­pho­ma­nie parmi les hommes poli­tiques, les chauf­feurs de taxi, les par­tu­rientes, les amantes, les assas­sins, les voleurs, les pros­ti­tuées, les pré­fets, les méde­cins et les malades me démontre que tout homme sans excep­tion porte en lui sa vir­tua­lité d’écrivain en sorte que toute l’espèce humaine pour­rait à bon droit des­cendre dans la rue et crier : Nous sommes tous des écri­vains… Quand un jour (et cela sera bien­tôt) tout homme s’éveillera écri­vain, le temps sera venu de la sur­dité et de l’incompréhension uni­ver­selles ». Et nous y sommes.
Les écri­vains sont tel­le­ment
tout le monde, que tout le monde écrit des livres sages et prix­no­bé­li­sables avec trois mots de voca­bu­laire et des phrases si courtes qu’on dirait des micro­pé­nis en attente de greffe. Désor­mais, loin de la beauté de la lit­té­ra­ture tchèque, les noms des écri­vains se com­posent de deux pré­noms comme les tueurs en série : le prix est remis à Emile Louis. L’autre prix est remis à Annie Arnaud.

L’iro­nie de Sué­tone berce dou­ce­ment celle de Kun­dera au milieu de l’insignifiant moi­moïsme mon­dial qui cer­ti­fie toutes les géné­ra­li­tés et plas­ti­fie toutes les rédac­tions en vue d’une intro­mis­sion sans dou­leur. On sera tous consuls. On sera tous écri­vains.
On sera tous
nulle part sous le sapin de Noël comme d’incessants cadeaux faits à nous-mêmes au milieu des huîtres et des tétons de truie. La dis­pa­ri­tion du silence n’est que la consé­quence de ce césa­risme du pico­re­ment où le moindre adjec­tif de plus deux syl­labes devient une incongruité.

D’un côté, la musique a tout envahi comme Kun­dera le décrit dans Le livre du rire et de l’oubli, de l’autre, le champ lexi­cal s’est tel­le­ment rabou­gri que l’impasse rédac­tion­nelle de fin de qua­trième repré­sente le nou­vel impe­rium : cette dia­lec­tique du rabou­gris­se­ment et de la fin du silence, comme l’invasion par les merles des métro­poles, repré­sente le trei­zième César que le Sué­tone à venir ana­ly­sera avec toute la caus­ti­cité néces­saire pour ne pas som­brer dans une mélan­co­lie elle-même sujette à cau­tion depuis qu’elle a dégrin­golé du rang onto­lo­gique au rang psychologique.

Le mot ne fuit pas devant le gar­ga­risme atro­phié, il en fait une stricte appli­ca­tion jusqu’à dis­pa­raître sous la mélo­die omni­po­tente. Les Romains ado­raient la vio­lence, la gloire et les conquêtes. Les romans sentent le chi­chi mais c’est du chi­chi maigre qui imprègne tout de son odeur jusqu’à nos des­sous, mais s’avère sans saveur puisque tout ce qui fai­sait le sel romain a dis­paru sous le flon­flon sans déta­che­ment des contes de fin de vacances, de sexua­lité trou­blée et de cou­pons de drames domes­tiques.
Cela empeste mais inno­cem­ment,
en pre­nant l’air sérieux de ce qui porte à consé­quence, dans la nul­lité du prin­cipe de cau­sa­lité. Je fais, par­fois, le rêve d’une lit­té­ra­ture de redou­blants et de vauriens.

En atten­dant, ce sont bien­tôt les Fêtes, ce fes­tin pris entre une déchet­te­rie et une épave. Mes conseils de lec­ture seront donc simples entre les pré­cau­tions à prendre pour décon­ge­ler un civet : ne lisez que les auteurs qui com­mencent par K et S, à com­men­cer par Ber­nard Ray­mond.
Si les doubles pré­noms vous harassent, si vous vou­lez échap­per au rototo et hoquet, lisez Julien Farges car pen­ser sur­classe sou­vent le pâté en croûte. Je vous conseille donc
Edi­fier le monde — Autour de la notion d’Aufbau chez Car­nap et en phé­no­mé­no­lo­gie où vous appren­drez que la phé­no­mé­no­lo­gie n’est pas une gui­tare élec­trique ou l’avant-bras de Superman.

Sinon deve­nez alcoo­liques, au moins vous pour­rez cas­ser quelques verres. 

valéry molet

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