Ce 10 février 1962, dans une salle du restaurant Tre Kronor, commence le neuvième tour du tournoi international de Stockholm, tournoi éliminatoire pour le championnat du monde des échecs. Derrière les pions blancs, Fischer, un jeune homme de dix-huit ans, arrogant, génial, imprévisible, obsessionnel, excentrique, ambitieux. Derrière les pions noirs, Pomar, âgé de trente-deux ans, avec l’attitude indolente qu’il affiche toujours, la même qu’il a quand il trie le courrier dans les bureaux de Ciempozuelos. Deux hommes, deux mondes, …deux pions.
Utilisant les 77 mouvements de cette partie historique, le romancier dépasse cette confrontation et livre, en écho, des réflexions sur l’engagement personnel, et plus largement sur la manipulation dont les hommes sont l’objet.
Outre les portraits des deux joueurs, Paco Cerdà anime de nombreux personnages en butte à des épisodes de l’Histoire des États-Unis triomphant sous Kennedy et de celle de l’Espagne franquiste. Entre ségrégation raciale, lutte anti-communiste, Guerre froide, dictature, les situations sont nombreuses où les pions sont instrumentalisés à l’image, d’ailleurs, des deux joueurs hors du commun, promis à un triste destin.
Arturo Pomar a dix ans quand il termine second du championnat des Baléares. Il devient l’enfant prodige porté aux nues par son pays. Bobby Fischer, qui mettra fin à vingt-cinq ans d’hégémonie soviétique dans le monde des échecs, termine sa vie reclus, proférant à chaque sortie des propos complotistes.
Avec un rythme très soutenu, l’auteur alterne les chapitres où les champions activent leurs techniques de jeu et l’histoire d’individus pris dans la tourmente de la grande Histoire. C’est ainsi qu’il rend hommage, entre autres, au dernier condamné à mort du franquisme, au doyen de la répression pénitentiaire, au premier Noir entrant à l’université du Mississippi…
Paco Cerdà propose un ouvrage au contenu dense, brillant, un étourdissant jeu de comparaisons entre le pion manipulé par un joueur et celui balloté par événements historiques.
serge perraud
Paco Cerdà, Le pion (El Peón), traduit de l’espagnol par Marielle Leroy. La Contre Allée, coll. “La Sentinelle”, août 2022, 384 p. — 23,50 €.