Les baleines, le silence et les fêtes obligatoires
Alors que Paris fêtait les 40 ans de la fête de la musique, fête obligatoire dont Maupassant, évoquant le 14 juillet, rappelait le caractère non festif, je découvrais le cinéma de Bela Tarr.
Avant cela, j’avais marché de l’avenue de la République à la porte de Bagnolet, reluquant les automates aux vies aplaties à qui l’on avait autorisé l’amusement, rompant avec la possibilité du silence dont Louis-René des Forêts nous dit qu’il « attise l’attention aux objets du dehors, mobilise en nous les forces instinctives et, à tout âge fût-il avancé, fait remonter du même coup le taux de vie ».
Dans cette perspective, la fête de la musique dévalorise la capacité à objectiver les sensations les plus sensationnelles, sans parler des dispositions qu’elle a à contrecarrer l’idée même de minute de silence. J’en étais là de mes réflexions dont l’aigreur n’était pas absente en raison du fait que plus rien ne m’amusait réellement lorsque je mis à regarder Les harmonies Werckmeister.
Tout est affaire de baleine plus que de décor. En effet, dans ce film sombre et somptueux, comme dans Léviathan de Zviaguintsev, la baleine est le prétexte à des scènes fabuleuses alors qu’elle est empaillée dans le premier et sous forme de carcasse dans le second.
A première vue, la baleine symbolise la mer et la puissance ironique de Dieu car cette force s’exerce dans l’absolu néant de son retournement sous l’espèce de l’attraction. Pourtant, ces films magnifiques recèlent, de mon point de vue, un autre élément. La mer nous éloigne du liquide amniotique de la vie quotidienne. Elle est peut-être la seule chose qui nous garde de nous-mêmes, caractérisés par cette volonté accrue de dévitalisation.
La mer, c’était nous avant notre complaisance pour l’aplatissement et l’obligation réglementaire de danser et de boire. La mer, c’est la vague qu’on ne voit pas venir, le reflux terrible qui nous met hors de portée de la sauvegarde. C’est le danger et la splendeur d’une mâchoire qui dévore. La mer s’oppose à la cravate, au képi et à la mortelle promenade en vélo en famille.
Dans le film de Bela Tarr, le héros est une sorte d’ingénu astronome, Janos, qui fait valser les poivrots en singeant les révolutions célestes. La déglingue est toujours moins délirante qu’un esprit ivre de lui-même. Janos est ébloui par le mammifère marin qui, cloitré dans un camion empuanti, ouvre l’œil sur le vide de sa situation alors que des agités attendent au-dehors soumis au désir d’un Prince pour qui seule la destruction est parfaite. Tout doit être crevé : de la baleine aux habitants.
Paradoxalement la mer représente cette force d’anéantissement qui ne s’apparente pas à la mort. La mort, c’est pour la vie terrestre et historique. Il n’y a pas de stèle mortuaire en mer. Les cimetières marins sont une invention de cœurs non-aventureux.
Comme Janos qui appelle tous ses proches tantes et oncles, la mer est notre vraie tata, celle qui nous fait des crêpes sans poser de questions sur nos résultats scolaires.
A la fin du film, beau comme une camisole de force que la chimie rendrait vaine, Janos est dans un état catatonique, inerte tel le cétacé du cirque, tandis que son oncle de pianiste a été dépossédé de son bien et de ses théories musicales par son épouse, reine d’un soulèvement haineux. Tout est foutu, fini, futile sauf ce souvenir de la liberté et cet œil vide où il a trouvé refuge, à l’instar de l’animal, renouant ainsi avec l’élément marin.
Il semble ne plus rien avoir, pas même une pissaladière d’êtres abîmés par la violence. Et on pourrait de nouveau entendre la 9ème symphonie de Bruckner pour rapprocher Bela Tarr de Ingmar Bergman.
J’aimerais alors prendre la mer, une fois encore, et laisser derrière moi ces chants du cygne pour aller prendre un requin du Groenland en compagnie d’un écrivain qui m’enseignerait L’art de pêcher un requin géant à bord d’un canot pneumatique tout en lisant les poésies de Ocean Vuong dans Un ciel de nuit blessé par balles.
Que reste-t-il des esthétiques lorsque nous nous baignons au milieu des vagues ?
Rien qu’une morsure radicale que l’on enfouit au fond de soi pour lever l’étendard du maillot de bain.
valery molet
Les harmonies Werckmeister
De : Bela Tarr, Laszlo Krasznahorkai
Avec : Peter Fritz, Lars Rudolph, Hanna Schygulla
Genre : Drame
Durée : 2H25mn
Sortie : 19 février 2003
Synopsis
Le pays est en proie au désordre, des gangs errent dans la capitale. Valushka, un postier, s’extasie sur le miracle de la création et se bat contre l’obscurantisme. Dans un café, il tente d’entraîner les clients ivres dans ses visions cosmologiques, puis, à travers la ville, chez Monsieur Eszter, un vieil homme occupé à accorder un piano pour retrouver l’harmonie du clavecin qui a été brisée par l’invention Werckmeister.
Un mystérieux cirque est installé sur la grande place où la foule muette se rassemble. Valushka court sous un ciel de plomb, le vent souffle, on est en novembre et c’est déjà l’hiver, le brouillard se répand, plus épais que jamais, la lumière est glacée, brutale, irréelle, les rues couvertes de détritus, les immeubles délabrés, des vitrines ont été brisées ; plus de médecins, plus d’écoles, l’heure du Jugement dernier serait-elle arrivée ?