José-Luis Munuera, Bartleby, le scribe

Une nou­velle forme de lutte contre l’exploitation ?

José-Luis Munuera adapte en bande des­si­née Bart­leby, le scribe, une nou­velle de Her­man Mel­ville parue pour la pre­mière fois en 1853. Mel­ville a atteint une noto­riété mon­diale avec Moby Dick, cette baleine blanche tra­quée par le capi­taine Achab. Ce com­bat entre le cétacé et l’homme est la par­tie la plus connue du livre, mais l’auteur va plus loin décri­vant la vie des balei­niers et celle de ces mam­mi­fères bien par­ti­cu­liers.
Avec Bart­leby, le scribe, sous-titré Une his­toire de Wall Street, le roman­cier plonge dans la société capi­ta­liste qui se déve­loppe autour de ce temple pour en dénon­cer la stan­dar­di­sa­tion, exal­ter la dif­fé­rence, le refus de se fondre dans un moule, dans une société en évo­lu­tion rapide où les repères com­mu­nau­taires s’effacent.

À New York, le cabi­net d’un notaire voit sa charge de tra­vail s’accroître avec la nomi­na­tion du patron comme conseiller à la Cour Suprême. Il a demandé à la ville de lui envoyer un employé sup­plé­men­taire, un com­mis aux écri­tures. C’est Bart­leby, un jeune homme posé qui se pré­sente. Il est ins­tallé à un bureau devant une fenêtre qui donne sur un mur de briques. Tra­vaillent avec lui, dans l’étude, deux col­lègues et un apprenti.
Il s’acquitte de ses taches avec célé­rité, œuvrant sans relâche. Lorsqu’il est sol­li­cité pour col­la­tion­ner des copies avec son patron et ses col­lègues, il pro­fère un : “Je ne pré­fé­re­rais pas…”. Dérouté, le notaire ne sait que faire. Et cette réponse devient un leit­mo­tiv quoi qu’on lui pro­pose… Le notaire s’aperçoit que Bart­leby s’est ins­tallé dans les locaux, man­geant, dor­mant… Et tou­jours ce refus de faire autre chose.

La phrase que pro­nonce à l’envi Bart­leby, I’d pre­fer not to, a dérouté nombre de tra­duc­teurs qui ont pro­posé Je pré­fè­re­rais pas ou J’aimerais mieux ne pas le faire, voire J’aimerais mieux pas… Mais, en tout état de cause, c’est par ces mots qu’il refuse toute tâche sor­tant de sa rou­tine de copiste.
Le texte, écrit en 1853, alors que s’annonce l’ère triom­phale du capi­ta­lisme, fait œuvre de pré­dic­tion, de pres­cience sur ce qui allait se pro­duire, la muta­tion de l’individu en outil de pro­duc­tion dont le seul objec­tif est l’accroissement des richesses de quelques-uns. D’ailleurs, en intro­duc­tion, le novel­liste, par le biais d’une sorte de pré­di­ca­teur, expose une théo­rie qui va dans ce sens.

Cette nou­velle aty­pique écrite au milieu du XIXe siècle a beau­coup mar­qué, inter­rogé, séduit et ins­piré, au XXe siècle, nombre de roman­ciers de l’absurde. Bart­leby est-il un héros qui ini­tie une nou­velle forme de lutte ? Est-il un indi­vidu qui refuse, en conscience, une manière de vivre ? N’est-il pas, comme le remarque un per­son­nage, un élé­ment dis­cor­dant qu’il faut éjec­ter du sys­tème ? À cha­cun de se faire son opi­nion.
Mais, sans le talent fan­tas­tique de José-Luis Munuera, l’adaptation de cette nou­velle n’aurait pas atteint le niveau où il la place. C’est magni­fique, superbe et ter­ri­ble­ment interrogatif.

Les planches mettent en scène des lieux de New York, la rue de Wall Street, des inté­rieurs de bureaux, font res­sen­tir l’atmosphère, une cer­taine mélan­co­lie, des touches de tris­tesse voire d’angoisse à l’image du Patron com­plè­te­ment désta­bi­lisé par une telle atti­tude. Il donne à ce jeune homme un visage doux, un regard can­dide, mais le rend imper­méable à toute émo­tion, lui attri­bue des expres­sions énig­ma­tiques sans signes d’arrogance, de révolte.
Les cou­leurs de Sedyas concourent à ren­for­cer cette ambiance par­ti­cu­lière, rendent les tona­li­tés de ces éclai­rages à la lampe à pétrole, et magni­fient les scènes d’extérieurs tein­tant l’atmosphère d’un voile de pollution.

Une pré­face de Phi­lippe Delerm éclaire la nou­velle d’une cer­taine tona­lité et une post­face d’Alex Romero clôt un album au thème sin­gu­lier. Les édi­tions Dar­gaud ont réa­lisé un bel album avec jaquette et un tra­vail biblio­gra­phique de qua­lité.
Sur une base énig­ma­tique en diable, José-Luis Munuera offre une adap­ta­tion plus que réus­sie. Si la nou­velle de Her­man Mel­ville est un chef-d’œuvre, l’adaptation l’est aussi.

lire un extrait

serge per­raud

José-Luis Munuera, Bart­leby, le scribe (scé­na­rio, d’après la nou­velle au titre épo­nyme de Her­man Mel­ville, des­sin) & Sedyas (cou­leurs), tra­duit de l’espagnol par Gene­viève Mau­bille, Dar­gaud, février 2021, 72 p. – 15,99 €.

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Filed under Bande dessinée, Chapeau bas

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