Bernard Quilliet, Christine de Suède

Cette femme est un mys­tère que la légende éloigne de nous. Célé­brée en son temps comme une seconde Pal­las, la prin­cesse baroque a choisi l’excès…

On est tel que son amour…

Cette femme est un mys­tère que la légende éloigne de nous. Célé­brée en son temps de vie au XVIIe siècle comme une seconde Pal­las, la prin­cesse baroque a choisi l’excès. Fille du plus grand roi scan­di­nave, Gustave-Adolphe Wasa, elle entend faire de son royaume excen­tré un cœur cultu­rel sans équi­valent dans l’Europe : au Nord, Chris­tine est aussi syno­nyme de lumière.

Une lumière avec sa part d’ombre aussi, à com­men­cer par une abdi­ca­tion qui l’éloignera des res­pon­sa­bi­li­tés écra­santes aux­quelles son père, qui ten­tait de l’éduquer en gar­çon, l’avait pré­pa­rée. Au-delà d’elle, on lit aussi son siècle, dont elle épouse richesse et contra­dic­tions. Vu de Paris, ce pays loin­tain (deux mois par la route, trois semaines par l’eau) existe par bribes. On en sait peu de choses. Regnard s’y aven­ture en 1681, excep­tion d’un siècle clas­sique qui se rue au Sud. La Suède est un pays sombre, pri­son­nier de l’hiver. Il revien­dra à cette femme, et avant le Charles XII vol­tai­rien, de l’éclairer d’une lumière ambiguë.

En 1637, Chris­tine a neuf ans et Wasa est tué au com­bat. Une vision du temps est la sui­vante : “La rivière qui pré­sage tou­jours la mort des rois en Suède arrêta son cours.” La suc­ces­sion est ouverte, des hommes sont là : Axel Oxsens­tierna, La Gar­die. Gui­dée par eux, défen­dant l’église luthé­rienne, Chris­tine est cou­ron­née sans que per­sonne la connaisse vrai­ment, à com­men­cer par elle-même. Le roi défunt avait laissé des ins­truc­tions pour que sa fille reçoive une édu­ca­tion d’élite : les meilleurs pré­cep­teurs l’entourent, fai­sant d’elle un puits de science en grec, en latin, en fran­çais. Chris­tine, qui n’était pas aussi belle que Garbo sous Mamou­lian, se sait supé­rieure aux autres femmes par l’esprit.

Autour d’elle plane aussi le mys­tère du sexe. Virago ? Her­ma­phro­dite ? Les­bienne ? Quelque chose d’important se joue là. Une énigme qui l’entoure, comme la très belle Ebba Sparre… Son règne court de 1654 à 1664, au temps de la Guerre de 30 ans. Elle n’aura pas le temps d’asseoir son pou­voir. Les luttes intes­tines se mul­ti­plient à la Cour, où la reine entend déve­lop­per la culture. Cette Minerve des neiges entend faire de Stock­holm une nou­velle Athènes. Elle attire jusqu’à Des­cartes, dont l’épistole dit qu’il est séduit : S’il arri­vait qu’une lettre me fût envoyée du ciel et que je la visse des­cendre des nues, je ne serais pas capable de la rece­voir avec plus de res­pect et de véné­ra­tion que je n’ai reçu celle qu’il a plu à Votre Majesté de m’écrire. Il n’empêche, l’homme du Dis­cours est déçu : Les pen­sées des hommes se gèlent ici pen­dant l’hiver aussi bien que les eaux. Le 11 février 1650, une conges­tion pul­mo­naire l’emporte, non sans qu’il eût écrit : Je me retire content de la vie et des hommes, confiant en la bonté de Dieu.

Cette femme fas­cine les Fran­çais : Scu­déry en fait sa Cléo­bu­line, Saint-Amant s’avance sans recom­man­da­tion jusqu’au Palais des Trois Cou­ronnes pour saluer Chris­tine. Cham­pagne est le nom de son coif­feur, Beau­lieu celui de son maître à dan­ser, Debruitte celui de son fau­con­nier. Sébas­tien Bour­don la peint. Atti­rée par les arts, elle envoie des ache­teurs rafler livres et tableaux dans les biblio­thèques et les cabi­nets d’art. En 1654, elle pos­sède onze Cor­rège, douze Rubens. La poli­tique atten­dra : on la voit res­ter deux semaines sur l’île de Got­land à lire Pla­ton, pas­ser un mois sans convo­quer le Conseil.

Abdi­quant, elle voyage à l’étranger. Son autre vie débute. Fran­chis­sant le petit ruis­seau qui sépa­rait son pays du Dane­mark, tra­ver­sant son Rubi­con minime, elle eut ces mots : Enfin je suis libre. L’Europe s’ouvre à elle : Lou­vain, Aix-la-Chapelle, par­fois en des entrées triom­phales. Elle est reçue à Rome en illus­tris­sima Donna sur un che­val blanc, cou­leur impé­riale. L’abdication s’accompagne d’une conver­sion au catho­li­cisme et Chris­tine, nou­velle fille du Christ qu’elle porte en son pré­nom, passe sa main sur un évan­gé­liaire aux armes de Suède. Avec Sainte Bri­gitte sa com­pa­triote et, plus tard, la Nor­vé­gienne S. Und­set, elle est l’une des rares femmes nor­diques à se conver­tir. Le voyage se pour­suit à Lyon, où la belle mar­quise de Ganges, se bai­gnant, la trouble. Au Louvre, ses manières de sou­dard choquent, elle y frôle le corps de Ninon de Len­clos. Lorsqu’elle visite l’Académie, on y défi­nit le mot “jeu”…

Elle revient à Rome où l’assassinat de son amant fait scan­dale. Inter­dite de Suède, elle y croise Corelli, maître des sonates pour vio­lon. C’est à Rome qu’elle mourra : en 1689, une rivière sué­doise inter­rompt à nou­veau son cours, une pierre blanche y cesse. Dans sa para­bole vitale, Chris­tine réa­lise un dic­tion islan­dais qu’elle igno­rait peut-être : Courte est la vie de l’excès.

Il y a tou­te­fois autre chose, dont l’auteur parle peu, ou de manière légè­re­ment injuste. Aussi proche en esprit de la Roche­fou­cauld que l’était Madame de La Fayette, elle livre des maximes d’une rare beauté : La vie est trop brève pour que l’on puisse aimer comme il se doit ou, non cité, ce On est tel que son amour. Ne serait-il monté de ses doigts que ces sept syl­labes, à gra­ver sur la matière rouge du cœur, Chris­tina Regina Sue­do­rum serait bien, comme les Ita­liens le disaient d’elle, dolce nella memo­ria.

pierre grouix

   
 

Ber­nard Quilliet, Chris­tine de Suède, Fayard, 2004, 415 p. — 23,00 €.

 
     
 

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