Se perdre pour se retrouver : entretien avec Jacques Brou (La Histoire du hommenfant)

Ce qu’un “vrai” écri­vain invente est une pen­sée qui s’éloigne du logos admis. Il faut en avoir le cou­rage et la puis­sance de l’imagination : Jacques Brou les pos­sède et le prouve. Dès lors, pas éton­nant que Céline, Beckett, Guyo­tat fassent par­tie de ses maîtres. Il affec­tionne les trans­for­ma­teurs du lan­gage.
La sidé­ra­tion que son écri­ture pro­duit ne reste pas for­cé­ment d’un ordre sym­bo­lique ou signa­lé­tique : elle biffe une cer­taine forme de men­ta­li­sa­tion admise. C’est pour­quoi affir­mer comme Bataille que «la nudité du mot écrire égale à l’exhibition de celle qui fut une nuit et pour tou­jours Madame Edwarda» va comme un gant à celui qui trans­mute les “vues de l’esprit” de la langue mater­nante. Au besoin, celle-ci est broyée en bor­bo­rygmes mais par­fai­te­ment intel­li­gibles qui resexua­lisent le genre des mots

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Un mirage (l’impossibilité de res­ter plus long­temps cou­ché et l’espérance que ça ira mieux debout).

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je crois qu’ils sont tou­jours là, dans mes poches — en piteux état sans doute pour cer­tains. (Je me demande si je ne me suis pas perdu avec eux.)

A quoi avez-vous renoncé ?
Au luxe, malheureusement.

D’où venez-vous ?
D’Eden, comme nous tous.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’angoisse et le rêve éveillé (l’un tem­pé­rant l’autre).

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Res­pi­rer (et la marche — plus ou moins somnambule).

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Par rap­port à cer­tains au moins, j’imagine que ce doit être l’idée que je me fais de l’écriture comme art et de l’art comme pen­sée (c’est à peu près l’idée deleu­zienne que l’art pense — ce n’est donc pas la pen­sée des sciences humaines, ni celle de la philosophie).

Com­ment définiriez-vous l’esprit de vos livres ?
Esprit ou corps, je crois qu’ils font tous plus ou moins l’expérience d’une situa­tion dans laquelle notam­ment : –1 la langue ne nous est pas don­née ; elle reste à faire. –2 Le monde ment et meurt comme il res­pire ; nous y vivons comme des auto­mates. –3 la pen­sée est laby­rin­thique et invo­lon­taire ; les hommes s’y perdent.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Celle que découpe les phares d’une voi­ture dans un pay­sage de nuit.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Une lec­ture trans­forme le lec­teur ; la pre­mière a donc été celle de Céline.

Quelles musiques écoutez-vous ?
A ma grande honte, je confesse n’écouter que peu ou pas de musique.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Un livre n’est jamais seul ; les lec­tures s’enchâssent les unes dans les autres… Je dirais donc : Œdipe roi de Sophocle, Mort à cré­dit de Céline, Maîtres anciens de T. Bern­hard, Les Pen­sées de Pas­cal, Ame­rika de Kafka, Can­dide de Voltaire,…

Quel film vous fait pleu­rer ?
Je ne pleure pas faci­le­ment hélas, sauf si le film est vrai­ment très mau­vais. (Mais je suis res­sorti très impres­sionné des films de Paso­lini ou de Berg­man, de La maman et la putain d’Eustache et du Mépris de Godard, de Mommy de Dolan ou de La ville est tran­quille de Guédiguian.)

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un type un peu tendu, la cin­quan­taine, pas­sa­ble­ment dégarni, qui a su tou­te­fois res­ter mince.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A celle ou celui qui me dirait vrai­ment qui je suis.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les grottes ornées de la Pré­his­toire. La mer.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je ne sais pas de qui je suis proche, je n’ai que des listes plus ou moins inter­mi­nables d’œuvres aux­quelles je reviens tou­jours : celles de Céline, Tho­mas Bern­hard, Artaud, Bataille, Lei­ris, Proust, Pas­cal, Cio­ran, Beckett, Tar­kos, Venaille, du Bou­chet Claude Simon, Duras, Guyo­tat, Péguy, Mon­taigne, Vol­taire, Dide­rot, Borges, Cer­vantes, Kafka, Michaux, Sophocle…
Pour les arts plas­tiques, celles de Picasso, Miro, Gia­co­metti, Tapiès, Arnulf Rai­ner, Bas­quiat, Twom­bly, Bacon, Velaz­quez, Joan Mit­chell, Cézanne, Joseph Beuys, Louise Bour­geois, Sou­lages, Chil­lida, Richard Long, Richard Serra, Wolf­gang Laib, Bruce Nau­man, Kel­ley & Mc Car­thy, Fischli & Weiss, Marina Abramović,…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Je pré­fère les sur­prises. Mais une invi­ta­tion à déjeu­ner m’irait très bien.

Que défendez-vous ?
Une beauté plus forte que la mort, pour reprendre en le défor­mant le titre de l’ouvrage de Pon­tus Hul­ten sur Jean Tin­guely (« Une magie plus forte que la mort »).

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ? »
Je com­prends mieux mes difficultés.

Que pensez-vous de celle de Woody Allen : « la réponse est oui mais quelle était la ques­tion ? »
A moins qu’il n’y ait pas ni ques­tion ni réponse… ?

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Si je pense pou­voir tenir encore long­temps comme ça ?

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 3 novembre 2019.

1 Comment

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One Response to Se perdre pour se retrouver : entretien avec Jacques Brou (La Histoire du hommenfant)

  1. Guillaume Basquin

    Merci, pour ce bel entre­tien qui nous porte en avant.

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