« Dégageant de la tourbe deux formes nouées »
Je ne propose pas seulement au lecteur une analyse destinée à le convaincre que le Tristran de G. Cartier est de qualité et qu’il faut le lire ; avant tout, je vous annonce que si vous aimez, que si vous avez aimé, vous aimerez ce livre. Quelque chose de l’authentique sentiment amoureux y est passé, puisqu’il accomplit l’exploit de nous faire lire de la poésie amoureuse d’aujourd’hui. Il réveille ou il entretient en nous l’aspiration aux amours puissantes, quelque ambivalente et macabre que soit la passion de ses héros, Tristan et Yseult.
G. Cartier a trouvé le moyen de réélaborer la forme ancienne du récit en langue romane et en vers, qu’on appelait au Moyen Âge un roman. Or ce Tristran se lit comme un roman au sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot : on y suit avec intérêt l’aventure et les évolutions amoureuses de ses protagonistes, ainsi que la progression du travail du poète qui est intégrée au récit, rejouant l’histoire des auteurs et copistes de la légende. Cette figure de poète écrit sous le patronage des poètes anciens et dans une relation spéculaire aux moines copistes, réprobateurs et pleins d’envie ; ils sont ses avatars à lui, qui vit reclus, lisant et écrivant ce qui le tourmente et séduit. Le temps de la légende s’articule avec celui de sa réécriture par le poète au travail, aux prises avec ses sources, qui est aussi un homme au cœur blessé. Trois figures d’amants masculins, donc, dans ce livre : Tristan, plutôt attaché à la légende ancienne, Tristran, plutôt acteur de la légende moderne (mais les identités et les noms, tous deux issus des textes médiévaux, se confondent), et le poète qui amplifie, au sens rhétorique, sa souffrance, en l’articulant à la leur.
Si la réinvention de la légende nous emporte, c’est parce que la poésie suggestive de G. Cartier balance entre l’impressionnisme et la transcription d’images issues de manuscrits enluminés – mêlant le brillant net de l’or à la confusion de la boue soulevée par les vents. Et dans ces vents qui courent la lande, la mer ou les rues humides des quartiers ouvriers, la légende nous est rapportée par les voix, parfois indécidables, du poète et des héros, par les amants anciens et modernes (quoiqu’on entende peu Ysé), par l’avatar du roi Marc. La légende dupliquée devient le chœur synchronique d’emportements et de soupirs distants dans le temps – qu’un épisode de la légende soit traité à l’ère moderne, sa source médiévale silencieuse demeure en sous-texte et lui donne de l’épaisseur ; et inversement.
Quand le nouveau trouvère nous redit la légende authentique mise en harmoniques avec ses avatars modernes, le feuilletage historique des chants fait la richesse du son. Dans ce texte se noue une étrange complicité entre les cités anglaises à l’ère industrielle (contexte du poète écrivant), les paysages sauvages de la lande déserte et les pierres de la légende ancienne. L’auteur a enlacé les écritures comme s’enlacent la rose et la vigne sur les tombeaux des amants.
L’image qui domine dans ma mémoire, quelques jours après lecture de cet ouvrage, est celle de la tourbe, qui recèle les corps meurtris et racornis, ainsi que les livres, le corps de la légende. Cette tourbe de laideur et de désagrégation, ambivalente, conserve et préserve ce qu’elle détruit, et le rend à nos mémoires. C’est donc aussi une argile par laquelle héros – dont le corps est évoqué souvent dans sa nudité – et textes reviennent à la vie. Mais elle les reprendra. Autant que matière, elle est creuset.
Sur ce nouveau miroir légendaire, les amants se pencheront avec ravissement, et écouteront en frémissant ses prophéties. Comme de juste, ils se promettront en leur for intérieur d’empêcher la réalisation de ces dernières et de maintenir vivante et pure leur passion, sans en mourir. Eh ! pourquoi n’y parviendrions-nous pas, nous ? se demanderont bien des lecteurs. Dans notre histoire sans philtre magique, il n’y a nulle fatalité, nul autre déterminisme que celui du conformisme social auquel on sait bien résister. Non ? Et quand bien même on n’y saurait résister, renoncer aux exaltations de la passion, ce n’est pas renoncer aux plaisirs de l’amour, ou à la connivence, qui est déjà une bien belle chose, bien satisfaisante. Qui, cela s’est vu, survit parfois à la vie de famille. Les couples âgés qui partagent une existence sereine et tendre ne sont d’ailleurs pas rares. Et dans les EHPAD, les vieilles dames seules se remémorent souvent avec un sourire gouailleur les beaux moments de leur vie conjugale. Et l’on ne s’est pas vu quitter les bords de la légende pour le perron d’un pavillon fonctionnel, on ne s’est pas entendu oublier les merveilles, on faisait de si petits pas pragmatiques si discrets qu’on ne s’est rien vu abandonner.
Dans un livre comme ce Tristran se trouve une partie de la solution : souvent il faut relire la légende, et s’y abîmer au moins le temps de se souvenir qu’on porte cette légende, cette histoire qui doit être lue, en soi, au sein de cette tourbe intérieure constituée de notre culture et de nos aspirations. Lire la légende dans les textes, et la lire en nous, opposera une forme de résistance aux insinuations de la médiocrité.
maelle levacher
Gérard Cartier, Tristran, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 2010, 120 p.