Gérard Cartier, Tristran

Maëlle Leva­cher est écri­vain et ensei­gnante. Depuis la fin de ses études de Lettres modernes, conclues par une thèse de doc­to­rat consa­crée à l’His­toire natu­relle de Buf­fon, elle enseigne les sciences humaines dans diverses grandes écoles (culture géné­rale, his­toire des sciences, éthique). Elle s’est éga­le­ment enga­gée sur la voie de la scène en écri­vant des spec­tacles en musique pour la Cie des Che­mins de verre.

« Déga­geant de la tourbe deux formes nouées »

Je ne pro­pose pas seule­ment au lec­teur une ana­lyse des­ti­née à le convaincre que le Tris­tran de G. Car­tier est de qua­lité et qu’il faut le lire ; avant tout, je vous annonce que si vous aimez, que si vous avez aimé, vous aime­rez ce livre. Quelque chose de l’authentique sen­ti­ment amou­reux y est passé, puisqu’il accom­plit l’exploit de nous faire lire de la poé­sie amou­reuse d’aujourd’hui. Il réveille ou il entre­tient en nous l’aspiration aux amours puis­santes, quelque ambi­va­lente et macabre que soit la pas­sion de ses héros, Tris­tan et Yseult.
G. Car­tier a trouvé le moyen de rééla­bo­rer la forme ancienne du récit en langue romane et en vers, qu’on appe­lait au Moyen Âge un roman. Or ce Tris­tran se lit comme un roman au sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot : on y suit avec inté­rêt l’aventure et les évo­lu­tions amou­reuses de ses pro­ta­go­nistes, ainsi que la pro­gres­sion du tra­vail du poète qui est inté­grée au récit, rejouant l’histoire des auteurs et copistes de la légende. Cette figure de poète écrit sous le patro­nage des poètes anciens et dans une rela­tion spé­cu­laire aux moines copistes, répro­ba­teurs et pleins d’envie ; ils sont ses ava­tars à lui, qui vit reclus, lisant et écri­vant ce qui le tour­mente et séduit. Le temps de la légende s’articule avec celui de sa réécri­ture par le poète au tra­vail, aux prises avec ses sources, qui est aussi un homme au cœur blessé. Trois figures d’amants mas­cu­lins, donc, dans ce livre : Tris­tan, plu­tôt atta­ché à la légende ancienne, Tris­tran, plu­tôt acteur de la légende moderne (mais les iden­ti­tés et les noms, tous deux issus des textes médié­vaux, se confondent), et le poète qui ampli­fie, au sens rhé­to­rique, sa souf­france, en l’articulant à la leur.

Si la réin­ven­tion de la légende nous emporte, c’est parce que la poé­sie sug­ges­tive de G. Car­tier balance entre l’impressionnisme et la trans­crip­tion d’images issues de manus­crits enlu­mi­nés – mêlant le brillant net de l’or à la confu­sion de la boue sou­le­vée par les vents. Et dans ces vents qui courent la lande, la mer ou les rues humides des quar­tiers ouvriers, la légende nous est rap­por­tée par les voix, par­fois indé­ci­dables, du poète et des héros, par les amants anciens et modernes (quoiqu’on entende peu Ysé), par l’avatar du roi Marc. La légende dupli­quée devient le chœur syn­chro­nique d’emportements et de sou­pirs dis­tants dans le temps – qu’un épi­sode de la légende soit traité à l’ère moderne, sa source médié­vale silen­cieuse demeure en sous-texte et lui donne de l’épaisseur ; et inver­se­ment.
Quand le nou­veau trou­vère nous redit la légende authen­tique mise en har­mo­niques avec ses ava­tars modernes, le feuille­tage his­to­rique des chants fait la richesse du son. Dans ce texte se noue une étrange com­pli­cité entre les cités anglaises à l’ère indus­trielle (contexte du poète écri­vant), les pay­sages sau­vages de la lande déserte et les pierres de la légende ancienne. L’auteur a enlacé les écri­tures comme s’enlacent la rose et la vigne sur les tom­beaux des amants.

L’image qui domine dans ma mémoire, quelques jours après lec­ture de cet ouvrage, est celle de la tourbe, qui recèle les corps meur­tris et racor­nis, ainsi que les livres, le corps de la légende. Cette tourbe de lai­deur et de désa­gré­ga­tion, ambi­va­lente, conserve et pré­serve ce qu’elle détruit, et le rend à nos mémoires. C’est donc aussi une argile par laquelle héros – dont le corps est évo­qué sou­vent dans sa nudité – et textes reviennent à la vie. Mais elle les repren­dra. Autant que matière, elle est creu­set.
Sur ce nou­veau miroir légen­daire, les amants se pen­che­ront avec ravis­se­ment, et écou­te­ront en fré­mis­sant ses pro­phé­ties. Comme de juste, ils se pro­met­tront en leur for inté­rieur d’empêcher la réa­li­sa­tion de ces der­nières et de main­te­nir vivante et pure leur pas­sion, sans en mou­rir. Eh ! pour­quoi n’y parviendrions-nous pas, nous ? se  deman­de­ront bien des lec­teurs. Dans notre his­toire sans philtre magique, il n’y a nulle fata­lité, nul autre déter­mi­nisme que celui du confor­misme social auquel on sait bien résis­ter. Non ? Et quand bien même on n’y sau­rait résis­ter, renon­cer aux exal­ta­tions de la pas­sion, ce n’est pas renon­cer aux plai­sirs de l’amour, ou à la conni­vence, qui est déjà une bien belle chose, bien satis­fai­sante. Qui, cela s’est vu, sur­vit par­fois à la vie de famille. Les couples âgés qui par­tagent une exis­tence sereine et tendre ne sont d’ailleurs pas rares. Et dans les EHPAD, les vieilles dames seules se remé­morent sou­vent avec un sou­rire gouailleur les beaux moments de leur vie conju­gale. Et l’on ne s’est pas vu quit­ter les bords de la légende pour le per­ron d’un pavillon fonc­tion­nel, on ne s’est pas entendu oublier les mer­veilles, on fai­sait de si petits pas prag­ma­tiques si dis­crets qu’on ne s’est rien vu abandonner.

Dans un livre comme ce Tris­tran se trouve une par­tie de la solu­tion : sou­vent il faut relire la légende, et s’y abî­mer au moins le temps de se sou­ve­nir qu’on porte cette légende, cette his­toire qui doit être lue, en soi, au sein de cette tourbe inté­rieure consti­tuée de notre culture et de nos aspi­ra­tions. Lire la légende dans les textes, et la lire en nous, oppo­sera une forme de résis­tance aux insi­nua­tions de la médiocrité.

 maelle levacher

 Gérard Car­tier, Tris­tran, Bussy-le-Repos, Obsi­diane, 2010, 120 p.

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