Pour son troisième roman, Barbara Polla se lance à corps éperdu dans la dystopie. Mais sa fiction pousse à se demander si le corps dont il est question est encore le bon. Certes, Rebecca en a un : il rend marteau le commun des mortels comme les scientifiques qui assistent à ses conférences et connaissent (en partie) ses travaux. Car l’habile traîtresse a devancé les mâles. Elle est parvenue à les supplanter au grand dam des hackers par un savant mixage. L’ordinateur est devenu humain et l’homme une machine intellectuelle et libidinale – ce qui désormais invite à bien des pannes sexuelles. Et la narratrice est prolixe sur bien des détails de cette transgenèse.
Les avantages semblent extraordinaires. Car la biochimiste n’est pas une buse : elle a tout appris à et de ses clones. Jusqu’à la poésie. Elle-même dans ses propres vies (une fois morte la Lazare ni sainte ni soumise en recommence une autre puis une troisième parfaitement adéquate) est capable de réciter ses poèmes de chevet sans que le cerveau et son « marécage parsemé de feux follets » s’en mêle.
Les affects et les manifestations les plus intimes disparaissent mais demeure cette poésie, « rappel d’un humanisme inséparable de nos structures biologiques les plus profondes ». Dans cette fusion et dans cet humanisme ribosomial, ce qu’on appelle vie prend un chemin de traverse. Barbara Polla le rend aimable voire plus. Il est, disons, fleuri même si l’héroïne doit subir bien des aventures…
Certaines sont dangereuses, d’autres plus délectables. L’héroïne comme sa conceptrice est de celles qui ne laissent pas les hommes de bois. Rebecca est d’ailleurs très sensible aux attributs du mâle… Et ce dernier la suit encore plus facilement dans son incartade de troisième type et son éloge de la poésie.
Des doutes néanmoins sont permis, même si le troisième essai est un coup de maîtresse voire une sorte de prophétie. Barbara Polla met — si l’on peut dire — un doigt cybernétique dessus. Mais son esprit aux « cent milliards de cellules nerveuses avec dix mille connexions chacune » rappelle que la seule manière de connaître l’autre, c’est soit de l’habiter soit de l’avoir été.
Qu’on se méfie : l’auteure réunit peut-être les deux capacités… Au lecteur de se méfier : l’invagination le guette.
jean-paul gavard-perret
Barbara Polla, Troisième vie, éditions Eclectia, mars 2018.