Une voix dans le grand chœur des solitudes : entretien avec Sylvie E. Saliceti

Depuis Je compte les écorces de mes mots, tous les livres de Syl­vie E. Sali­ceti donnent la parole aux pay­sages. Mais ils ouvrent aussi à d’autres ter­ri­toires et évoquent un palimp­seste de la mémoire vivante. Tout se passe dans cette œuvre rare selon un triple niveau : existe en sur­face un récit simple mais s’y enchâsse une réflexion sur l’écriture afin d’évoquer enfin un tra­vail auto­bio­gra­phique aux contours pudi­que­ment dis­crets dont l’auteure ne retient que l’essence uni­ver­selle. Le tout au sein d’une émo­tion qui n’a rien de super­fi­cielle. L’interview le prouve.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’odeur du café. La voix de l’homme qui vient de pré­pa­rer ce café. Le devoir d’être debout, à la juste place pour ceux qui comptent. Plus méta­phy­si­que­ment, joindre sa voix au grand chœur des solitudes.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Avec le temps, plus éloi­gnés et plus à l’abri que jamais — quelque part dans une cita­delle sur laquelle per­sonne n’a de prise. J’ai com­pris que je dis­po­sais de cet espace il y a très long­temps, pré­ci­sé­ment au cours de l’enfance. Etty Hil­le­sum fait état de ce ter­ri­toire, au centre de soi, au cours de la tra­ver­sée d’une crise tant per­son­nelle que col­lec­tive ; ainsi, sa dépor­ta­tion à Wes­ter­bork révèle ce lieu intou­chable. Nous sommes les intou­chables : j’ai à nou­veau éprouvé cette réa­lité en reve­nant d’un voyage d’étude à Auschwitz-Birkenau. Les hommes, ce sont les Intouchables.

À quoi avez-vous renoncé ?
À rien, en tout cas au seul motif qu’une chose s’avère impos­sible ! Mais renon­ce­ment à la bêtise, à la bas­sesse (elles font bon voi­si­nage) vers les­quelles entraînent cer­taines rela­tions, renon­ce­ment au vacarme. Tous ces renon­ce­ments pour se ris­quer vers un cer­tain dénue­ment ? Aller vers les marges, les silences, les blancs de l’existence ?

D’où venez-vous ?
De plu­sieurs lieux de fron­tières. De l’exil.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
Il faut deman­der à l’homme qui m’accompagne depuis 25 ans.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Mar­cher. Humble plai­sir qui rejoint l’essentiel.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Je ne sais pas répondre, toute réponse me paraî­trait trop défi­ni­tive - ris­quant de figer le mou­ve­ment. Je me sens proche de Jabès, de Levi­nas. L’altérité, le visage, le deve­nir : ces valeurs guident le sens de la marche, elles exigent l’interprétation, le renou­vel­le­ment inces­sants. Rappelez-vous Der­rida lisant Celan : « Schib­bo­leth » appelle la néces­saire poly­sé­mie de l’œuvre et de la vie. J’aime les livres ouverts ; de façon allé­go­rique, je vou­drais n’écrire que des livres de questions.

Com­ment définiriez-vous votre approche de la fic­tion ?
Fic­tion, poé­sie, essai, j’ai passé ma vie à m’échapper des cases où l’on vou­drait nous réduire. Quel que soit l’objet tra­vaillé — que le peintre des­sine un pay­sage ou un por­trait — n’est-ce pas tou­jours soi que l’on repré­sente ? Pour le récit fic­tion­nel comme pour toute forme d’écriture, trois mots me viennent :
1. Inté­rio­rité. Le seul lieu au monde où l’on ren­contre des incon­nus dans l’intimité, c’est la lit­té­ra­ture.
2. Archi­tec­ture. Parce que l’on fait œuvre dans un cadre spa­tial. Le texte devient volume, coffre — comme l’arche de l’Ancien Tes­ta­ment, la Téva. On entre dans le mot — la lettre de l’alphabet y suf­fit même — on agence l’espace. Qui disait que vivre, c’est défendre une forme ? Höl­der­lin, je crois.
3. Her­mé­neu­tique : l’œuvre est ouverte — le lec­teur la construit autant que l’auteur.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pela ?
Mon père torse nu, mousse à raser plein les joues, ser­viette sur l’épaule, déva­lant les esca­liers depuis la salle de bains jusque dans la cour de la mai­son, alerté par mon cri — moi, téta­ni­sée face à un ser­pent. Il sai­sit une lourde pierre et l’écrase d’un geste.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Pas de mémoire pré­cise, mais les livres de contes lus en cachette sous les draps, le soir … Une vieille pho­to­gra­phie atteste de ce qu’à 2,3 ans je lisais « Mar­tine » (certes, le livre sur mes genoux est posé à l’envers …)

Quelles musiques écoutez-vous ?
Du réper­toire baroque au registre roman­tique puis contem­po­rain. Par­ti­tions pour vio­lons, beau­coup : Bach par-dessus tout, depuis long­temps ; bien sûr concerto de Bruch et Men­dels­sohn. Concerto de Brahms, bref quelque chose d’une nos­tal­gie — slave peut-être comme Jascha Hei­fetz ? Pré­fé­rences évo­lu­tives dans le temps : quand j’étais ado­les­cente Itz­hak Pearl­man, Anne-Sophie Mut­ter, puis Maxim Ven­ge­rov… De façon géné­rale, écoutes par périodes : jazz - trois pré­fé­rences notam­ment : Miles Davis, Ben Webs­ter, The Bird - musiques du monde, blues ins­tru­men­tal et chanté. Chan­son fran­çaise des « magni­fiques », Brel, Bras­sens, Nou­garo, Ferré, Bar­bara, mais éloi­gne­ment de la mou­vance contem­po­raine, à part Juliette et Leprest.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Ces deux hymnes à la liberté : « l’art de la joie » de Goliarda Sapienza , puis Nikos Kazant­zaki avec son Alexis Zorba flam­boyant. L’épitaphe de cet auteur majeur — dont on ignore l’oeuvre poé­tique pour­tant excep­tion­nelle — me sert de ligne de vie : « Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre. »

Quel film vous fait pleu­rer ?
« The Kid » de Cha­plin ; « L’incompris » de L. Comen­cini. Raimu quel que soit le film me ren­verse par ses colères géné­reuses, sa ver­ti­gi­neuse tendresse.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un visage — un être en devenir.

À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À Dieu. Au diable. À la dame pipi de l’aéroport de Bas­tia. Au ber­ger du vil­lage voi­sin qui parle un patois ges­tuel peu iden­ti­fiable, je ne lui écris pas mais il nous arrive d’avoir de longues conver­sa­tions au hasard de mes promenades.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Un petit vil­lage en Corse, où je vou­drais finir mes jours.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Des poètes bien sûr — quelques noms essen­tiels : Marina Tsve­taeva, Paul Celan, Ossip Man­del­stam, Henri Michaux, Valère Nova­rina, Pierre-Albert Jour­dan, Phi­lippe Jac­cot­tet, Vénus Khoury-Ghata, Cris­tina Campo, Inge­borg Bach­mann… J’en oublie. Mais encore « l’école » grecque, celle d’un verbe solaire avec Ely­tis, Sefé­ris, Cavafy, Rit­sos … Les Ita­liens bien sûr — Unga­retti, Paso­lini, S. Qua­si­modo. Erri De Luca davan­tage pour la prose… Mais aussi la poé­sie de langue por­tu­gaise, magni­fique. Que dire de l’Argentine avec ces petits miracles que sont Borges ou Juan Gel­man ? J’en oublie tant … Parmi les autres arts, j’ai sou­vent noté que les artistes que j’aimais le plus entre­te­naient un rap­port essen­tiel aux mots : Paul Klee, Cha­gall, Gior­gio Morandi, Constan­tin Bran­cusi ; l’œuvre de Jacques Cesa récem­ment m’a tou­chée au plus pro­fond. La pho­to­gra­phie aussi : André Ker­tész, Ray­mond Depardon,Vivian Maier …

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Mon fils est né le matin de mes trente-et-un ans : insur­pas­sable ! Depuis, cette ques­tion ne se pose donc plus.

Que défendez-vous ?
Le droit de défendre. Il concentre tous les autres.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
L’amour se rédui­rait à ce mal­en­tendu ? Vision un brin névro­tique — à tout le moins sinueuse — de la rela­tion amou­reuse, qui me va bien au moins en ce qu’elle pose la défiance. Se méfier des grands mots : « le verbe aimer, moi je le fais », chan­tait Ferré. D’où ce repli par­fois vers une vision prag­ma­tique : il n’y pas d’amour, seule­ment des preuves d’amour.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Il paraît plus impor­tant de savoir dire « NON » !

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Pour­quoi préférez-vous les ques­tions aux réponses ?

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 11 août 2017.

1 Comment

Filed under Chapeau bas, Entretiens, Poésie

One Response to Une voix dans le grand chœur des solitudes : entretien avec Sylvie E. Saliceti

  1. adoni

    Chere Syl­vie
    quelle finesse!quelle intel­li­gence!
    Ca fait du bien
    et c’est formidable

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>