À la différence des romans précédents de Denitza Bantcheva, Feu de sarments est ancré dans une réalité régionale, celle du Bordelais, si bien que la région y devient un personnage à part entière. L’action se déroule chez une famille de grands propriétaires viticoles.
C’est la mort de la mère et questions d’héritage qui s’ensuivent, avec les conflits qu’elles génèrent, qui lancent le récit. Ce n’est pas pour autant un roman dans la veine de Mauriac, ne serait-ce que parce que son optique nous plonge à l’intérieur des disputes à travers le regard de la narratrice-protagoniste, Estelle, la fille cadette, qui a pas mal de choses à se reprocher et s’abstient de juger trop durement les autres, préférant s’accuser, elle.
Au lieu d’une critique sociale facile, nous trouvons dans cette histoire une vision universelle des passions et des défauts humains, vision qui ressort dans le double jeu que mène chaque membre de la famille, volontairement ou involontairement. Cela donne une galerie de portraits à double fonds : le père, très protecteur avec Estelle mais pas moins inquiétant puisqu’on ne sait jamais s’il agit par affection ou par intérêt égoïste, en manipulant sa fille comme les autres le disent à la narratrice ; la sœur, tantôt soucieuse de sa cadette, tantôt violente de façon inexplicable ; le frère, pour qui l’auteur a sans doute le plus de sympathie mais qui n’est pas sans failles, loin de là ; la mère défunte, à laquelle ses filles voulaient ressembler petites mais dont on apprend peu à peu qu’elle est très différente de l’image de femme parfaite qu’on avait d’elle au début du roman.
Tout comme la terre et la vigne sont des personnages qui interviennent dans les rapports de la famille Gaquin, la vie provinciale, avec ses ragots omniprésents, se mêle de leur histoire et influe sur le sort de certains de façon fatale ou presque. Le thème, comme celui de l’impuissance humaine, transparaît surtout dans la liaison d’Estelle avec Quentin Lavelle, un ambitieux dont elle est tombée éperdument amoureuse très jeune. Leur relation est racontée par flash-backs, dans un ordre non chronologique qui maintient le suspense tout en révélant par étapes les différents aspects de leurs rapports.
Quentin apparaît comme une figure emblématique de l’homme (soit dit sans féminisme), réunissant une farouche détermination à s’élever socialement, la tendance à faire passer sa carrière avant sa vie privée et le Don Juanisme.
Toutefois, Denitza Bantcheva lui accorde le privilège de se bonifier avec le temps, comme le bon vin. Denitza Bantcheva a une “patte” reconnaissable à travers tous ses romans, mais son style varie d’un livre à l’autre. Ici, il combine avec bonheur la fluidité du récit, des passages de prose poétique et des saillies féroces, notamment lorsque le patriarche parle de son fils, François-Xavier, “qui a jugé bon de se faire percer une oreille et le nez, comme l’âne qu’il est, dans l’espoir qu’on lui croie du caractère” le récit et les dialogues s’imbriquent avec naturel à l’intérieur même des phrases, longues mais assez aisées pour toujours rester limpides.
C’est pourquoi ce cinquième roman est le plus accessible et séduisant pour un large public parmi les fictions de Denitza Bantcheva. Les lecteurs les plus exigeants y retrouveront la qualité qu’ils ont appréciée dans les précédents, tandis que ceux qui ne connaissent pas cette auteure ou qui l’ont trouvée trop difficile à lire pourraient entrer dans son univers avec plaisir en lisant Feu de sarments ; même les amateurs de littérature érotique y trouveront leur compte…
Lire aussi :
l’entretien que Denitza Bantcheva vient de nous accorder
la chronique de La traversée des Alpes
un premier entretien datant de 2007
agathe de lastyns
Denitza Bantcheva, Feu de sarments, Le Revif, juillet 2011, 322 p.- 20,00 €.