Bienvenue chez les post-humains
Au monde comme il va, Matthieu Jung répond : « Pas de soi. » Il ajoute « Merci, merci. » En effet, à qui ne se sent l’âme d’Ezra Pound parti sur les traces de Dante et des troubadours, celle de Grabbe prétendant, et d’une certaine manière y parvenant, dépasser Shakespeare, celle de Gogol, à l’assaut de l’étrangeté de la nature humaine et de l’inadéquation totale de l’individu à toute vie en société, la démence ordinaire de nos sociétés post-industrielles, post-modernes, post-Gutenberg, post-humaines en un mot, offre un terrain autrement fertile, utile et salutaire, que les errements du Moi, lancé à l’assaut des amours mortes, in-advenues, les nœuds de vipère ou le vert paradis des saintes familles.
Jung est un de ces jeunes auteurs qui, sur les traces du Téchiné de Souvenir d’en France et de La Fille du RER, s’en va. Me plaît qu’il ait choisi de ne pas forcer le trait. Noter seulement, après le Sapeur Camembert et Jean-Luc Godard : « Quand on dépasse les bornes y’a plus de limites » et de nous donner à partager le quotidien d’une famille témoin — comme on parle d’appartement témoin — une cellule lambda, plutôt aisée, dont le lecteur, sourire aux lèvres et dégoût au cœur, contemple la sûre désintégration, accotée au Principe de précaution.
Houellebecq, pour un instant, s’était rendu célèbre par de violentes saillies contre maints abus de modernité, chargeant à coup de bélier le monde du travail, le féminisme, voire le Féminin. Eros et procréation obligatoires. Dissolution du désir dans la marchandise. Aliénation piège à cons, on connaît la chanson. Le travail détruit « l’étranger » selon Camus qu’il semble, a place to bury strangers, nécessaire de demeurer pour supporter le poids du siècle. Muray, de la différence radicale attachée à ce monde nouveau, fut le Savonarole.
Restait à intérioriser sous la forme d’un roman à la première personne et au passé, s’il vous plaît, le sabotage/ sauvetage d’un père de famille ordinaire. Chose faite.
Le résultat doux amer séduit par sa justesse. C’est par là que le livre vaut, se sépare d’autres entreprises et qu’il convient de tirer son chapeau. Justesse. Des personnages tout d’abord. Chacun développe, selon son penchant, son sexe, son âge et sa situation, la névrose ou la psychose congruente. Le moyen de supporter la charge de famille-témoin, consentir à la disparition de tout élément distinctif, reconnaître sa femme et ses enfants dans les spots publicitaires et la rubrique fait divers ? Admettre en ces temps d’egomania l’inanité de toute vie. Travail, famille, loisirs. Sur le papier la charge semblait légère. Pascal voudrait bien mais n’y arrive plus. Inutile précaution !
Sans comprendre qu’en ce « principe de précaution » ne gîtait pas le salut mais sa perte, Pascal s’agrippe à une folie/phobie comme un suicidé soudain à la bouée qu’un inconnu vient de lui lancer. En pure perte. Nous sommes en hiver, le courant est fort à cet endroit et l’eau glacée. A moins que l’humoriste ne suggérât que châtiment et zonzon valent mieux qu’une vie au carrefour Montesson.
J’aime aussi que Jung ne pose pas au moraliste. Comme chez Téchiné, ordre donné au spectateur, au lecteur, de tirer la morale. Grossièrement résumée : le pire n’était pas la mort à crédit, les horreurs de la guerre, les tranchées de Verdun, la barbarie nazie ou le mensonge déconcertant… Contre ces maux réels, tangibles, la tyrannie des uns ou des autres, l’homme pouvait résister, se bâtir, a contrario, une morale héroïque, en appeler au tragique, se figurer ou se rêver martyr. Il restait le principe Espérance, la lumière des peintres du passé sur le visage du deuil, le souvenir du livre des heurts de l’Humanité. La patrouille perdue selon Gary. Le pire des Etats serait bien la soft tyrannie et son corolaire obligé, la fabrique continuelle des faux désirs, l’incessant vacarme sur la nouvelle autoroute de l’Information qui conduit l’homme moderne, le faux sujet atomisé — moins que zéro, sujet d’Auschwitz ou d’Hiroshima devenu la future victime des gaz Sarin, des attaques bactériologiques, de la grippe aviaire/porcine, du virus Ebola, du SIDA et j’en passe… — du néant à nulle part et retour, comme bille lancée dans un infini pascalien où nul n’aurait, déniaisé, l’audace de tenter le moindre pari…
Nous le savions, certes, mais Jung le raconte rudement bien. L’angle d’attaque : « principe de précaution » s’avère productif. Choses sues : Vivre tue. Le tabac abat. Manger gras « cholestérolise. » Boire détruit. Manger rend obèse. Vieillir ride et blanchit les cheveux. L’école comme l’entreprise se révèlent « chômatophères », les générations sources de conflits, la famille potentiellement théâtre de guerre et le père de famille, isolé face à une telle masse d’informations, se doit, s’il lui reste une once de sens commun, de devenir un guerrier appliqué. Dont acte.
En chemin, Jung nous aura divertis. Ah ! Les « datings » du Lionel, le fâcheux collègue. Contre les tarés de ce genre, on rêverait d’une « journée de la jupe » — divine surprise, quand les temps s’avèrent durs, le talent semble-t-il resurgit — voire de castration ! Le problème tient à ce que les cerveaux limbiques, peu ou prou, les envient comme toutes les filles, bas bleus comprises, jalousent, vaginales, les pétasses. L’aliénation force les portes de toutes les psychés. Et ce n’est pas l’une des moindres qualités du livre que ce jeu subtil de dominations contre mécanismes de défense auquel se livrent bourreau et victime à la cantine d’une entreprise en passe d’être rachetée.
Jung décortique avec une rare efficacité la peur du sujet contemporain d’être un homme ordinaire, son refus de ne paraître qu’une pâle figure de Simenon ou d’Emmanuel Bove, son démenti d’appartenir à la catégorie sujet kafkaïen prédestiné à la défaite, comme il se plaît à dénuder les mécanismes de la paranoïa considérée comme une application littérale du principe de précaution. Va et vient aussi paisible que la routine familiale entre la peur domestique et l’humiliation subie dans « l’open space du Desk. »
Ajoutons à cela, la belle maîtrise du romancier, sachant user du dialogisme sans excès, loucher vers le roman conversationnel, se servir avec grâce des notices de précaution d’emploi, du recours aux « belles images » polluant les rêves de vie réussies des Bobos. Signes confondus avec l’image : Lapsong Souchong et oranges pressées du petit déjeuner, rites conjugaux accomplis sans plaisir ni déplaisir, Jung promène un rayon laser sur ces vies de zombies attachés à lire un dictionnaire des idées reçues, un vaste catalogue, non plus de La Redoute et de fiches Marie-Claire, mais un lexique Arte/Télérama, sur supports audio France Culture, Radio Classique, Internet.
Point d’orgue : les vacances arlésiennes livrées à la frénésie toute femelle de la muséographie. Jung sait que le miracle de la vie moderne tient à l’uniformisation totale, absolue, des egos. « Les Barbares veulent nous fondre en série », s’indignait le jeune Barrès d’Un homme libre. Mission accomplie, Chef. Le problème tient à ce qu’il n’y a plus de chef. Crime gratuit perpétué quotidiennement par chacun et contre tous. Soft aliénation où tous seront plongés par les certitudes bourdivines, reprises par les marketeurs, conseils et autres nuisibles qui, encombrant les ondes, les canaux, les souterrains et le ciel, ont arraché à aux humains ce qui leur tenait lieu de PPDC : plus petit dénominateur commun.
A savoir le bon sens ou instinct de conservation. Chez son héros, soudain, cet instinct jouera. Hélas pour lui à contretemps. La vie est un fil de la vierge. Tout allait pour le mieux. Monsieur « tradait », Madame gouvernait la maison avec fermeté et douceur, ils avaient deux enfants. Le choix du Roi. Manon, la benjamine, pour quelques secondes encore, témoignait d’un certain génie de l’enfance, Julien, cap fatidique de l’adolescence oblige, agissait selon le rituel patiemment décrit par les psychologues qui, à longueur de journée, officient à la radio, à la télévision, dans la presse écrite, la féminine, soudain étendue à l’ensemble de la Nation.
Jung décrit les ravages de l’explication sur une psyché ordinaire, la lente et sûre montée de la terreur jusqu’au dénouement attendu. A ceci, une excuse romantique — que son fils jamais ne souffre au « Desk, dans l’Open space » d’une entreprise l’humiliation quotidienne, l’aliénation paternelle. Posément, chaque seconde du nada précédant la chute dans le néant commun se voit contée avec beaucoup d’esprit, de mansuétude, c’est là qu’il nous surprend. De lucidité encore, ici qu’il nous ravit
s. vajda
Matthieu Jung, Principe de précaution, Stock, 2009 408 p.- 19,50 euros. |
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